Fonds de tiroirs, fonds de mémoire

jones

Sur le carrelage de mon salon, des cartes postales éparpillées, tombées en désordre d’un carton. Des bords dentelés, des cadres avec un liserais blanc, des paysages, des longs paquebots avec trois cheminées fumantes ou se reflétant dans l’eau, des monuments en noir et blanc. Des bouteilles à la mère, les débris d’un naufrage, des fenêtres sur un autre temps où des états grands comme le pouce sur la carte du monde gonflaient leurs voiles, poussaient leurs fiertés nationales sur les flots. Souvenirs d’une époque immergée. Fonds de tiroirs, fonds de mémoire. Une écriture un peu tremblée en lignes serrées, à l’encre ou au crayon. Des lieux figés sur carton plastifié, des lieux photographiés que je connais, où j’ai vécu, où je vis encore. Des lieux de papiers et la mer partout, toujours ou presque. Toujours ainsi, ainsi soit-elle. Une adresse, toujours la même.

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Mon grand-père est né en 1913 dans une petite ville des Ardennes françaises. Il est le cadet d’une fratrie comprenant sa sœur aînée et une benjamine. Son père meurt en 1916 à Puteaux pendant le bombardement de l’usine d’armement dans laquelle il travaillait.

Veuve de guerre et sans ressources, sa mère se remet en ménage. De nationalité belge, son beau père est renvoyé de l’usine d’ardoises qui l’emploie pour avoir pris part à une bagarre qui opposait son frère à un autre ouvrier de l’usine. Avec toute sa famille, il retourne dans son village natal de Belgique. Ayant été marié une première fois et le divorce n’existant pas légalement en Belgique à cette époque, la famille subit l’ostracisme de la population du village. Ils retournent s’installer dans la petite ville des Ardennes françaises qu’ils avaient quitté.

Pupille de la nation, en 1927, mon grand-père s’engage comme mousse dans la Marine Nationale. Il a 14 ans et voyage jusqu’en 1936, année où il quitte l’armée, épouse ma grand-mère et ouvre un commerce avec elle.  

En 1939, il est rappelé par l’ordre de mobilisation générale. C’est à cette époque qu’il écrit ces cartes postales. Avec ses camarades, il échappe au massacre de Mers-El-Kébir et parvient à rejoindre Toulon avec son navire. En septembre 1940, il est démobilisé et au début de l’année 1941, il remonte par ses propres moyens jusque dans les Ardennes pour rejoindre sa famille.

Il a dû à nouveau franchir la ligne de démarcation pour retrouver sa femme et sa fille qui avaient fuit l’avancée des Allemands et s’étaient réfugiées en Vendée. C’est probablement durant cette période que ma mère fut conçue.

Toute la petite famille se retrouve dans le quartier d’enfance de mon grand-père à la fin de l’année 1941. Ma mère née en février 1942.

De retour de l’enterrement d’un membre de sa famille, le soir du 24 décembre de la même année, il s’allonge dans son lit en prétextant des maux de tête tenaces. Personne ne s’inquiète, étant donné le caractère arrosé de la cérémonie funèbre. Dans la nuit, il s’éteint dans son lit, probablement d’’un AVC.

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Sainte Adresse, falaises de la Hève, l’Hôtellerie, Le Sémaphore et l’Avant Port du Havre

Je suis en bonne santé et le moral revient petit à petit.

J’espère que vous êtes vous-mêmes en bonne forme.

Votre fils René

(Ecrite au crayon, cachet de la poste à demi effacé. On lit 6-12, poste bureau numéro 10)

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Nice Havrais, L’Hôtellerie, The Inn

Chers parents,

Deux mots pour vous donner de mes nouvelles qui sont très bonnes pour l’instant. Je pense qu’il en est de même à votre sujet. Le moral est revenu. Je crois qu’Avril sera reconduit demain, son père est venu aujourd’hui à la caserne mais il ne m’a pas vu car j’étais de garde dans le port.  Je te donne seulement une courte carte car tu sais que je n’aime pas trop écrire. Enfin, tout va bien et la prochaine perm’ commence à venir.

Je termine en vous embrassant tous les deux de loin.

Votre fils René.

(Ecrite au crayon, pas de cachet de la poste)

 

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Sainte-Adresse, vue sur la plage du Havre et l’Avant Port

Chère maman,

J’ai bien reçu ta carte cette après midi et je suis bien content de ce que tu m’apprends. D’ailleurs, je n’en doutais pas parce que Raymonde a assez de cœur pour cela. Je suis toujours incapable de leur écrire, c’est défendu.

Je vous embrasse de loin.

Ton fils René.

(Ecrite au crayon, des tampons portant la mention visitez Le Havre, son port, ses paquebots, les cachets de la poste sont datés du 9 octobre 1939 à 10h30, Le Havre, Seine-Inférieure)

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Santiago de Compostela, vista parcial

Bons baisers de Santiago.

René

(Ecrite à l’encre bleue, cachet de la poste espagnole effacé en partie)

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Le Havre, le grand paquebot « Normandie » de la Compagnie Générale

Transatlantique. Détails concernant les capacités techniques du navire : longueur, largeur, jauge brute, puissance, etc.

Chère mère et Chacot,

Je suis au Havre depuis hier matin. La santé est bonne et aussi le moral. Je suis avec  Bruny  et … (illisible, mangé par le cachet de la poste). Je pense que vous ne devez pas vous faire trop de bile et que ça va.

Au revoir et à bientôt.

René

(Ecrite au crayon, Le Havre, Seine-Inférieure, le 8 septembre 1939, 12h30 ; dans le haut de la carte, écrit à l’envers, cette précision : pour le moment, on attend une affectation – T. René, Maison du Marin, P 19, Le Havre, S-I)

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Les deux plus grands paquebots du monde, QUEEN MARY et NORMANDIE.

Bon salut du Havre,

Pas de bile à se faire.

Toujours le moral très haut.

Votre fils, René.

 

(Ecrite au crayon, tampon Visitez Le Havre, son port, ses paquebots. Cachet de la poste : Le Havre, Seine- Inférieure, le 5 décembre 1939, 10h30)

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Compagnie Générale Transatlantique, NORMANDIE, effet de nuit, les éditions « Tito » BLOC Frères, Bordeaux.

J’ai bien reçu ton envoi et je te remercie profondément. J’ai écris à mes sœurs mais je n’ai pas de nouvelles. Je m’ennuie d’aller faire un tour chez nous mais la nécessité oblige. Ce sera peut être bientôt.

Au revoir à vous deux.

Celui qui vous aime.

René

(Ecrit à l’envers sur le bord de la carte : A bientôt, Chacot. Ecrite à l’encre bleue, postée au Havre, Seine-Inférieure, le 22 septembre 1939 à 12h30. Tampon ; visitez Le Havre, son port, ses paquebots)

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Paris, Pavillon de Flore. Carte postale A. Leconte, 38 rue Sainte Croix de la Bretonnerie, Paris.

Je fais bon voyage. Serai à 11 heures au Havre.

Bonjour et bons baisers.

René

(Ecrite à l’encre noire, pas de date, tampon du vaguemestre du 211ème régiment d’infanterie)

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Paris, Palais du Trocadéro, vue prise sous la Tour Eiffel. Editions E. Harmignies, 69 rue Saint Martin, Paris (4è)

Chers parents,

Je suis à Paris depuis une heure et je prends le train dans deux heures. Je vous embrasse tous deux de loin et surtout le Chacot que je n’ai pas embrassé avant de partir.

J’ai manqué de pleurer dans la rue. Je vous embrasse.

René.

(Ecrite à l’encre noire, pas de date, pas de tampon)

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Paris, Pont Alexandre III. Editions Unic, 13 rue Marie Stuart, Paris. Une inscription en haut à gauche de la carte : Ça c’est Paris…

Cher tous,

Pas beaucoup de nouvelles à vous raconter à part que je suis fauché et que je ne tarderai pas à m’en aller. Je suis en bonne santé et espère que vous êtes de même. Vite, une grande lettre et un mandat télégraphique.

La guerre sera bientôt finie.

Votre fils qui vous aime.

René

(Ecrite au crayon, un tampon avec une ancre au milieu. On distingue les inscriptions MARINE NATIONALE en majuscule et en minuscule : service à la mer. Un autre tampon noir avec le mot NAVAL en majuscule et des chiffres : 11 15 16 39)

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Fontenay le Comte (Vendée), Jardin de l’Hôtel de Ville. G. Artaud éditeurs, avenue de la Close, Nantes.

Chère copine de mariennée.

Deux mots pour vous donner de nos nouvelles qui continuent à être bonnes sinon que l’on a un peu le cafard. Hier nous sommes allés à Fontenay avec Martine. Nous avons mangé dans le jardin et nous avons pensé à vous, que si vous teniez encore une tranche de rôti, vous lui feriez honneur.

Martine était heureuse de voir les poissons mais ce qu’il fait chaud. Nous n’avons pas encore fait de mariennée. Nous avons toujours des nouvelles d’André.

En haut à droite de la carte, quelqu’un d’autre a écrit :

Le bonjour à Chacot, une amie qui pense toujours à vous.

(Ecrite à l’encre noire, pas de date, pas de tampon, pas d’adresse.)

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Marseille, la Corniche et la Réserve. Editions G. Gardini, 22 Auguste Blanqui, Marseille.

Cher parents,

Arrivé en bon port à Marseille, jeudi à 6 heures et demie du matin. Compte prendre le bateau demain vendredi. Bonne santé, pas de cafard.

Bonjour à Blanche et compagnie ainsi qu’à André. Je leur écrirais de là-bas. Vais trouver Bertheux. Ecrirai de suite arrivé.

Je vous embrasse tous les deux de tout cœur.

Votre fils René.

(Ecrite à l’encre bleue, pas de tampon, pas de date, pas d’adresse)

  • Jones, c'est le premier texte de toi que je lis et je ne l'ai pas lâché une seconde, tendue sur le fil des tes lignes comme un linge empesé par le gel... attendant le soleil ou le regel... Merci, je vais vite découvrir le reste. (En plus, j'habite la Seine-Maritime depuis quelques décennies...)

    · Il y a presque 13 ans ·
    Img 0789 orig

    Gisèle Prevoteau

  • Dans les interstices de tes cartes des pans d'histoire(s)déployés et une mise en orchestre qui donne de la chair aux mots.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Avatar orig

    Jiwelle

  • :-) et ça nous fait plaisir aussi
    bonne continuatin pour ce texte !

    · Il y a presque 13 ans ·
    Img 0012

    ristretto

  • Merci à tous, c'est un premier travail avec ce texte... Je pense le reprendre et en faire quelque chose d'autre, faire plus, travailler avec une illustratrice que je connais peut être pour le mettre en images. Enfin, il y a des possibilités à explorer.
    Sinon, vous avez vu ?!? C'est dingue, c'est la première fois que je suis en coup de coeur de l'équipe de WLW après plus d'un an de participation. Je le crois pas !?! Whaou, ça me fait trop plaisir ;)

    · Il y a presque 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • L'histoire c'est aussi un ensemble d'évènements personnels qui se recoupent avec les situations enregistrées par les récits officiels

    · Il y a presque 13 ans ·
    Chat

    Eric Varon

  • Je te rejoins Jones, l'écriture télégraphique s'y prête admirablement, une grande cohérence qui confère une émotion qui ne dépareille pas à cet ensemble, ce tout, cette histoire, tes racines...mon coup de coeur !

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Bonne inspiration qui laisse aux lecteurs tant à imaginer.

    · Il y a presque 13 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

  • J'aime beaucoup l'idée, la façon dont sont présentées ces cartes et ces morceaux de vies éparses, très intéressant, réussi et touchant !

    · Il y a presque 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • fondement de mémoire -
    et toi, passeur d'histoire
    très émouvant de lire ces mots - tant d'années après et si "vivant" grace à toi.
    ce 'est pas nostalgique, c'est tout simplement plein d'amour ce texte, c'est peut être cela la vie éternelle :-) merci jones

    · Il y a presque 13 ans ·
    Img 0012

    ristretto

  • Que j'aime cette écriture qui raconte et se raconte avec une émotion distanciée...Merci oui...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Et  2011 264 orig

    mlpla

  • Merci Jacques pour cette lecture attentive. Pour ma part, j'aime cette conjugaison un peu cavalière qui appelle le style télégraphique de la carte postale mais je garde en tête tes remarques. Je me sers de ce site comme d'un outil de production mais pas au sens marxiste du terme puisque c'est moi qui en détient le capital :). Il existe en effet une autre carte, à ma connaissance, que je n'ai pas en main et qui relate l'angoisse de mon grand père de ne pas revoir sa famille. Et oui, sinon, j'ai les autres cartes postales en ma possession. Merci et à plus tard.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • Jones...La première parte mérite d'être reprise comme tu sais le faire, revois la conjugaison elle n'accroche pas... pour le reste tu es identique à toi même et en même temps surprenant, j'ai beaucoup aimé, ces lettres tu les as? Il y en a t'il d'autres sur la période "guerre" que tu pourrais joindre pour faire monter cette angoisse qui se dessine, mais qui n'est qu'effleurée dans cette partie. Reprends le tu as la matière et le talent...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Persopsy

    Jacques Lagrois

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