Gazoline

riatto

21 h. Quelque part au bord de l'Autoroute.

         Je fais semblant de pas le regarder, je fixe le frigidaire plein de canettes mais en réalité j'observe son reflet dans la vitre. Il discute à la caisse avec Nicotine mais je n'entends rien à cause du bourdonnement du frigo. J'ouvre la porte et je plonge la tête dans le grand froid pour choisir une bière tout au fond, là où elles sont les plus fraîches. Ça me glace le dos mais je reste un long moment dans le silence des néons, à contempler les rangées de boissons immobiles, bien alignées comme des soldats prêts à l'attaque. Je claque la porte dans un bruit de caoutchouc et je vais vers la caisse... Je regarde par terre les damiers du carrelage car je n'ose pas lever les yeux vers lui, et je pense qu'il m'a vue. Je crois qu'il s'appelle Austin, ou quelque chose dans ce genre, il vient d'arriver à la Station ; il gonfle les pneus, la nuit.

J'aime surtout sa combinaison bleu marine, ses yeux verts, et ses cheveux raides qui tombent tout droit. J'aime ses chaussures avec des étoiles dessus, et aussi comme il marche, toujours du même pas, tellement décontracté et fluide... Il a l'air de se plaire,  j'espère qu'il va rester.

         J'ai une amie, une seule et qui me suffit. On l'appelle Nicotine. Elle est là depuis bien avant moi, elle encaisse tout... L'essence, elle encaisse, les huiles, les sandwiches, les voitures en plastique, elle encaisse, les gâteaux, les bonbons, les magazines, les canettes, elle encaisse. Tout ce qui sort de la Station est passé par sa machine à tiroir, fusillé par son lecteur de code-barre infrarouge.

         Je pose ma bière sur le petit comptoir et je lève les yeux pour tomber sur son sourire. Un drôle de sourire en biais, toujours du même côté, parce qu'à l'autre coin de sa bouche brûle une Camel éternelle. Je ne l'ai jamais vu sans clope, jamais ! Elle fume en mangeant, en travaillant, en conduisant, elle fume aux chiottes, quand elle baise, et peut-être même quand elle dort. Elle est arrivée à la Station à sept ans. Ses parents se sont arrêtés pour de l'essence, elle est allée voir le rayon des Barbie, ils sont repartis en l'oubliant là, assise près du congélateur à sandwiches.

 Comme personne n'est revenu la chercher, elle y est encore. C'est M. Shell, le gérant, qui s'en est occupé comme de sa fille.

         Son histoire m'a fait penser à celle de Tarzan abandonné dans la jungle, élevé par des animaux. M. Shell est gentil avec nous. Mais nous aussi, parfois, on est gentilles avec lui, vous comprenez.

         Je n'ai pas payé bien sûr, mais je me suis quand même arrêtée un moment pour bavarder. Dehors on a klaxonné et Austin est sorti en nous faisant un petit signe. Faut que j'aille bosser, j'ai dit à Nico, et je suis sortie moi aussi.

Il ne pleut plus mais le vent est toujours là. Le vent ne se calme que très rarement au bord de la route, on dirait qu'il vient des voitures, des masses d'air sifflantes qui nous bombardent par rafales de gifles froides.

         Accroupi dans les phares, Austin vérifie le train avant d'un petit coupé Alfa-Roméo rouge sang. Un couple d'excentriques s'engouffre dans la Station en riant fort, ils foncent vers la machine à café. Je m'avance vers lui en m'accrochant très fort à ma bière.

« Salut ! il me lance, en gardant un œil sur le cadran du gonfleur.

_ Salut !.. » Dehors il faut toujours crier, à cause des poids lourds qui hurlent sur la route.

_ Je m'appelle Austin... Tu es une copine de Nico ?

_ Oui je réponds... Je n'ose pas enchaîner tout de suite. Il a fini les pneus avant, va vers l'arrière et reprend le gonflage. En marchant vers les pompes je m'échappe parce que je ne trouve rien d'autre à dire qui me donnerait l'air de quelque chose :  faut que j'aille bosser ! je lui crie.

_ Ah, OK... Bon courage alors ! » Je dis merci sans rien penser, il me plaît plus que les autres... Je m'en vais doucement...

_ Hé ! Il m'appelle, je m'arrête... Tu t'appelles comment ?

 _ Gazoline !  On est un peu loin pour se parler vraiment, mais faut que j'aille bosser, le parking est plein de monde. Je l'entends qui me répond... Bon ben... Bon courage alors ! »

Merci je dis tout bas en déambulant vers le parking plongé dans le noir. À cette heure-ci, y'a des tonnes de boulot, les poids lourds somnolent dans leurs cabines en attendant qu'on vienne les réveiller pour les réchauffer un peu avant de repartir. Je choisis des bahuts avec des plaques étrangères, parce que je ne veux pas parler, et puis ils ne connaissent pas les prix.

Tout à l'heure, quand il fera jour, j'espère qu'Austin sera toujours là, on aura du temps, tout le temps qu'on voudra pour boire des cafés et on se regardera parce que maintenant qu'on se connaît on peut se regarder tant qu'on veut.

04 h 30. Au même endroit ou presque.

            La nuit a filé si vite. Je pensais à Austin. À ses chaussures avec des étoiles qui brillent.

            Je me blottis dans le fond de la cabine, le chauffeur est déjà endormi, ça sent la sueur et la cigarette brune espagnole ou italienne je sais pas trop. J'en profite pour finir le sachet de brown enfoui dans ma poche. Mes oreilles bourdonnent, ma mâchoire s'engourdit, je grimpe à cheval sur un petit arc-en-ciel qui traverse la route, j'y suis bien, il fait chaud malgré le vent qui hurle en dessous, à chaque camion qui passe. Loin devant, les phares dansent comme des petites lucioles jaunes et rouges le long d'un serpent sombre, entre les collines artificielles qui bordent la route.

         C'est dimanche, j'ai cinq ans ; l'après-midi interminable sous le ciel blanc, je glisse sur le toboggan orange encore et encore, des enfants qui passent jouent avec moi le temps que leurs parents fassent le plein. Ils repartent sans me dire au revoir, ils se tassent à l'arrière des grosses voitures et disparaissent pour toujours. Ma mère m'emmène avec elle au travail, elle s'installe dans sa petite maison vitrée, branche son transistor puis distribue des tickets aux gens dans les voitures. Pendant ce temps je vais jouer sur l'aire de repos, autant que je veux, et des fois je cours jusqu'à sa cabine pour voir si elle est toujours là, je zigzague entre les caravanes garées sur le parking et je montre à tout le monde que moi, ma mère travaille ici et que tous ces gens dans les voitures ne sont que des numéros, des tickets donnés à un troupeau qui se rue en vacances. J'explique à ma mère qu'elle doit me regarder quand je vais escalader le cube en tuyaux jaunes pour lui faire un signe.

            Quand il fait presque nuit, on va manger à l'Arche, c'est plein de frites et de Coca, les dames sont gentilles avec moi, disent à ma mère que j'ai grandi, que je serai belle, que je suis une vraie princesse. Je fais comme si je n'écoutais pas, je me colle à la vitre pour regarder la route en-dessous de nous. On n'entend pas le bruit, mais on sent quand même les vibrations des poids-lourds et le souffle du vent sous nos pieds. J'adore aller au restaurant, surtout celui-ci, un restaurant sur un pont, j'ai l'impression d'y être invisible... Je vois toutes ces voitures qui passent, je compte les rouges, les bleues, mais aucune d'elles ne me voit, elles sont à moi. Comme mes jouets. J'adore les dimanches.

14 h 30. La chambre au-dessus de la Station.

            C'est la musique de Nico qui m'a réveillée, je l'entends chanter dans la salle de bain un de ses trucs à la con, elle répète sans arrêt les mêmes phrases, « Good morning, good morning, I love you... ».

Les disques de Nicotine sont pleins de guitares tristes et de voix d'anges qui pleurent des chansons à suicider Walt Disney. Je ne sais pas où elle les trouve, c'est des noms que personne ne connaît, et ça passe pas non plus à la radio, à croire qu'elle reçoit des colis de la Lune...

Il ne pleut pas, je jette un œil dehors à travers les rideaux ; j'attrape les Winston et je m'assieds assez haut pour observer le trafic devant la Station. D'ici on voit tout l'horizon, le ciel blanc immobile, des routes à travers champs et la voie ferrée qui longe l'Autoroute sur plusieurs kilomètres avant de disparaître dans un tunnel.

Nico sort de la salle de bain dans un brouillard de Camel, son poste hurle, je lui dis de baisser un peu... « T'aime  pas ? elle me demande,

– Je sais pas, c'est qui ?

– Les Dandy Warhols...

– Ah ! ouais... Ça me dit quelque chose...". Je boude en gardant les yeux dans le transparent des rideaux.

Elle retourne la cassette et s'assoit au bord du lit avec une Camel neuve ; je remarque qu'elle n'a pas sa blouse bleue et rose, ni ses rangers habituelles... Elle tousse :

– Ça fait quinze jours que j'écoute que ça, normal que ça te dise quelque chose !

– Ouais, c'est chiant c'est toujours pareil. »

 Elle est vexée... Elle va vers le poste sans rien répondre, je sais très bien ce qu'elle pense ; la seule chose sacrée pour Nicotine c'est  sa  musique... Ne surtout pas confondre New York Dolls et Sex Pistols, Deftones et Undertones, emo-punk et grind-core...

« Tu fais quoi aujourd'hui ? je demande,

– Je travaille pas avant ce soir...

– ...T'as un rendez-vous ?..Tu vas où ?...

– ... Non, nulle part... Je vais aller faire un tour... J'ai faim, pas toi ?

– Beurk ! J'me réveille... J'ai jamais faim quand je me lève... J'ai mal au cœur...

– Bon... Ben t'as qu'à rester là alors... Moi je vais à l'Arche, avec Austin.

– Tu vas à l'Arche ! Je m'étrangle en pensant à Austin. Génial !... Heu, tu pars tout de suite ?!

– Vas-y, speed, t'as cinq minutes après j'y vais toute seule... »

Je saute dans le paquet de fringues au pied du lit, à la recherche de n'importe quoi mais pas trop crade, j'enfile des collants presque pas filés, et je me glisse dans ma jupe vert pomme. Je demande sans attendre de réponse : « Fait pas froid, hein ?"

– Ça va, pour un mois de Novembre... »

De toutes façons, j'ai plus le temps et j'ai rien d'autre à me mettre. Je file à la salle de bain, je suis encore maquillée d'hier... Ou d'avant-hier je sais plus. J'attrape le tube d'aspirine sous le lavabo ; il me reste juste de quoi être au chaud jusqu'à ce soir, après il faudra que je trouve autre chose. Je trace mon trait en m'énervant, Nico commence un compte à rebours en criant qu'elle se tire, elle m'attend pas... Je lève les yeux, je suis jolie dans le miroir, mes oreilles se bouchent... J'entends plus rien, que mon cœur pendant un moment, il s'emballe toujours un peu avant de trouver son rythme de croisière idéal... Ça y est... Ça revient... Doucement je sors de la salle de bain, je ne suis plus pressée... Toujours impatiente mais ça va mieux ; je pêche un soutien-gorge au hasard dans le tas, mon blouson court, un foulard à gros carreaux que j'ai pris à ma mère il y a longtemps. Ma mère portait ça en soixante-quinze, soixante-seize... Dans ses cheveux, façon fermière... Ça me va mieux qu'à elle.

            Je n'entends plus la musique. Nicotine est déjà en bas, je la vois par la fenêtre qui parle toute seule... « J'arrive Nico, j'arrive... » je réponds pour moi. Je claque la porte et je saute les escaliers en m'accrochant à la rampe pour les virages ; je traverse le magasin sans toucher le sol, je plane sur le damier du carrelage, j'ai cette chanson dans la tête... « Good morning, good morning, I love you... »

  • il y a un air délicieusement rétro et c'est plein de poésie, j'aime beaucoup :)

    · Il y a plus de 9 ans ·
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    valulea

    • Rétro oui… Ce que c'est de vieillir ;-) merci

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Lo new york

      riatto

  • J'adore ... malgré les accros, comme dans les bas filés, ils donnent du relief aussi ;-) On veut la suite... Bravo Riatto

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Sampan 92

    fuko-san

    • Merci Fuko, c'est un vieux texte, le premier que j'ai écrit en réalité. Y'a des trous dans le tricot ;-)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Lo new york

      riatto

  • Nicotine et Gazoline... J'adore, on s'attache à ces filles. Moi aussi j'attends la suite !

    · Il y a plus de 9 ans ·
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    sophiea

  • J'aime bien ces instantanés ou rien ne se passe réellement, mais nous donne malgré tout envie de continuer à lire. Reste quelques accrocs à la fluidité parfois. Merci.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

    • C'est un texte assez (très) ancien et je suis parfaitement d'accord avec cette remarque. Merci ;-)

      · Il y a presque 10 ans ·
      Lo new york

      riatto

    • Ah jeunesse... j'en ai quelques un en magasin aussi (des vieux textes). A vous lire. G.

      · Il y a presque 10 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

  • Très bon texte. Bravo !

    · Il y a presque 10 ans ·
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    anaxagor

  • Vraiment bravo. J'ai adoré. Vivement la suite !

    · Il y a environ 10 ans ·
    F%c3%a9lix vallotton

    pourquoilavie

    • Merci ;-)

      · Il y a environ 10 ans ·
      Lo new york

      riatto

  • J'adore l'atmosphere du texte. C'est marrant, quand j'étais gamin, mon reve a moi c'etait de vivre dans une station service, je trouvais ca beau. Pour revenir a ton texte, il est simplement magnifique, un univers tres bien recréé, une écriture qui laisse vraiment voir les personnages et un style qui te fait ressentir l'ambiance néon du texte. J'espere qu'il y a une suite, ou des suites!

    · Il y a environ 10 ans ·
    318986 10151296736193829 1321128920 n

    jasy-santo

    • merci
      Il y a en effet une suite sur laquelle il reste encore pas mal de travail... Heureux de partager cet attrait pour la poésie de l'autoroute ;-)

      · Il y a environ 10 ans ·
      Lo new york

      riatto

    • J'espere lire cela tres vite alors :-)

      · Il y a environ 10 ans ·
      318986 10151296736193829 1321128920 n

      jasy-santo

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