Interdit aux moins de 36 mois

Le ciel peut vous tomber sur la tête n'importe où. Même dans des endroits où vous vous sentez parfaitement en sécurité. Pire, dans des lieux cocons salvateurs, un de ces refuges qui vous permettent de relâcher la pression, d'oublier le monde, d'écarter les mille et un soucis qui nous agitent. Ce jour-là, la vérité m'a sauté dessus alors que je mijotais tranquillement au fond de mon bain, quelque part entre les jeux irisés de la lumière sur les bulles de mousse et la torpeur que la chaleur faisait naître en moi. Mon regard hagard s'égarait sur ce qui l'entourait quand six petits mots se sont frayés un chemin à travers le brouillard pour venir faire tilter mes neurones : « interdit-aux-moins-de-36-mois ». Petite phrase bien connue des parents vigilants soucieux d'éviter à leur progéniture chérie la suffocation, l'empoisonnement, l'accident, bref, des souffrances atroces, voire la mort.

Sauf que ces six petits mots n'avaient absolument rien à faire sur le rebord de ma baignoire, lieu où ladite progéniture adore s'ébattre en testant l'étanchéité du carrelage à 3m à la ronde, avec le but accessoire d'en ressortir propre. Baignoire qui n'est donc occupée que par des jouets inoffensifs et des savons divers.

Mais en fronçant les sourcils, je trouvais bien juste sous mes yeux les six petits mots fatidiques. Inscrits en gras et en majuscules au dos de ma bouteille de gel douche (le modèle maxi format avec pompe qui laisse les mains libres pour frotter les petits poissons récalcitrants). Qu'est-ce que ces mots d'alarme venaient donc foutre sur mon gel douche familial ??

Plissant un peu les yeux, j'ai commencé à lire l'étiquette de haut en bas pour en avoir le cœur net. Description dithyrambique des effets fabuleux du gel douche : hydratant* (*des couches supérieures de l'épiderme), mousse onctueuse, parfum enivrant. Aucune contre-indication pour ma tribu. Mode d'emploi : mouiller, faire mousser, rincer. Vu que j'ai eu la bonne idée de les fabriquer étanches, là non plus pas de souci. Ne me restait plus qu'à m'aventurer dans la lecture de la terrible et angoissante liste des ingrédients. Oh, ce sentiment d'être complètement ignare limite débile une fois dépassé le mot « aqua » ! Cette envie d'arracher l'étiquette pour la jeter directement dans la poubelle et revenir à mon ignorance bénie ! Hélas, impossible d'oublier ces six petits mots et leur cohorte menaçante. M'arrachant à la chaleur bienfaisante de mon bain, j'ai donc revêtu mon costume de maman et commencé mon enquête.

J'ai alors plongé dans le monde sulfureux de la liste d'ingrédients, ou liste INCI pour International Nomenclature of Cosmetics Ingredients. D'ailleurs tellement internationale que personne ne la comprend, à moins d'avoir passé un doctorat en chimie. N'ayant aucun doctorat en quoique ce soit et entretenant avec la chimie une relation plutôt allergisante, il m'a fallu toute la force de mon amour maternel pour ne pas renoncer devant cette montagne. Et j'ai fini par en avoir le cœur net. Ou plutôt le cœur chaviré. Car cette innocente bouteille de gel douche posée sur le rebord de ma baignoire s'avère finalement être un odieux et insidieux poison.

Le Sodium Laureth Sulfate, quel nom barbare, n'est-ce pas ? Son action est tout aussi barbare. Je vous passe les détails, retenez juste qu'il est cancérigène. Il n'est pas interdit dans les produits d'hygiène car la quantité est jugée en-deça des seuils critiques (c'est pourtant le second ingrédient sur la liste INCI, donc celui présent en plus grande quantité juste après l'eau). Sauf qu'on le retrouve dans les shampoings, les nettoyants pour le visage, les produits d'entretien, ce qui fait que les doses « inoffensives » s'accumulent. Ah, autre petit détail, une fois échappé par les canalisations de la douche, il met un temps infini à se dégrader et contamine l'environnement, eau et plantes, nourrit les animaux et légumes que nous mangeons et atterrit dans notre assiette : retour à l'envoyeur ! De plus, il est considéré comme irritant pour la peau et les yeux, si si. Mais bon, il est utilisé parce qu'il nettoie (c'est un détergent), et parce qu'il mousse. Ben si, c'est important quand même cette fameuse « mousse onctueuse » dont je parlais un peu plus haut...

Pour les composants PEG ou PPG-quelque chose, même topo. Avec quelques particularités complémentaires. Les PEG/PPG sont issus du pétrole. Ils sont cancérigènes eux aussi (on finit par être blasés). Là où ils sont fascinants, c'est qu'ils augmentent la perméabilité de la peau pour permettre une plus grande absorption du produit. C'est vrai que ce serait dommage que notre peau trop étanche ne fasse pas le plein de Sodium Laureth bidule. Ah, et si jamais la peau est éraflée ou abîmée, ils peuvent entraîner une irritation générale. Mais que les peaux à vif se rassurent, elles seront ensuite apaisées par des crèmes hydratantes…contenant exactement les mêmes ingrédients.

Encore un peu ? Tous les ingrédients se terminant par « siloxane » ou « cone » sont dérivés du silicone. Alors eux sont toxiques, persistants et s'accumulent dans les « organismes aquatiques ». Cela dit leurs effets secondaires sont tellement légers qu'il n'y a pas de quoi s'affoler : perturbateurs endocriniens, ils interfèrent avec les fonctions hormonales de l'homme, pouvant aller jusqu'à provoquer la stérilité, des cancers utérins, des dommages au système immunitaire. Ah, et des atteintes aux neurotransmetteurs du système nerveux.

Et le pompon de la pomponnette comme dirait quelqu'un que je connais, revient aux termes « parfum » et « fragrance ». Ces termes innocents voire poétiques recouvrent en fait des centaines de produits chimiques (naturels ou de synthèses) que les industriels ont le droit d'utiliser. Parmi ceux-là il en existe bien sûr tout un tas ayant un potentiel certain puisqu'ils sont capables de causer : allergies, migraines, symptômes asthmatiques (notamment chez les enfants), neurotoxicité, perturbateur endocrinien (encore). En s'accumulant, certains peuvent entraîner obésité et résistance à l'insuline, dommages au foie et aux reins. Mais comme les recettes de fragrance sont des secrets industriels, les fabricants ne sont pas tenus d'en donner le détail (sauf exception pour une liste de 26 allergènes). Et petit détail que j'affectionne particulièrement, même les produits indiquant « sans parfum » ou « non parfumé » peuvent contenir une fragrance accompagnée d'un « agent masquant » empêchant le cerveau de percevoir l'odeur. N'est-ce pas magnifique ? Cela dit il faudra m'expliquer l'intérêt d'un parfum qu'on ne peut sentir…

Un petit dernier pour la route. Les mystérieux « Cl » suivis de six chiffres… « Cl » pour Colour Index. Des colorants ? Inoffensifs me direz-vous. Si je vous dis qu'ils sont fabriqués à partir de goudron, vous les trouvez toujours aussi inoffensifs ??

Horrifiée par tous ces dangers cachés dans la liste INCI prêts à fondre sur mes innocents bambins (et sur moi, même si j'ai plus de 36 mois !!!), je me suis maudite d'avoir été une mère indigne et d'avoir acheté un gel douche de « distributeur ». Bien décidée à casser ma tirelire pour nous mettre à l'abri du danger, je suis allée au rayon hygiène et j'ai scruté les étiquettes des grands noms de nos rayonnages pour écarter de mon œil désormais aguerri tous ceux qui contenaient ces poisons. Bilan : catastrophique !

Tahiti peut aller se rhabiller. Axe ne me fera plus cavaler dans la rue, Scorpio est aussi venimeux qu'il l'annonce. Mixa mélange parfaitement ses toxiques. Bourjois et Vendôme leur tiennent la dragée haute. Fa nous joue la même musique. Dop ne devrait pas passer les tests. Le Petit Marseillais a tout des grands qui l'entourent. Dove et Nivea assurent leurs classiques. Sanex a un emballage impec certifié Ecolabel pour emballer son sodium Laureth bidule et sa fragrance, quoique le reste soit un peu moins pire. Mais la palme revient (n'en déplaise à Palmolive pourtant en bonne place dans cette liste) à deux chouchous de nos rebords de faïence : Ushuaïa et Cadum. Nicolas est un as du « greenwashing », ce cynique tour de passe-passe qui consiste à reverdir le blason d'une marque pour qu'elle colle à la tendance. Ses pubs ont beau être pleines de fleurs exotiques et sa fondation pleine de bonne volonté, son gel douche contient bien du Sodium Laureth Sulfate, des PPG et une « fragrance ». Dommage qu'il ne le dise pas dans ses jolies interviews. Quant à notre bébé Cadum qui sent bon la cour de récréation, il affiche fièrement sur son recto des allégations telles que « à l'huile d'amandes douces bio et de coco bio vierge » et « sans paraben », mais contient les mêmes poisons. Et il convient à toute la famille**…** sauf aux enfants de moins de trois ans. A vomir.

En sortant du supermarché, je n'avais plus que mes yeux pour pleurer (sans doute à cause de l'irritation de tous ces toxiques). Et quand même une question : mais pourquoi donc fabriquer tous ces produits toxiques alors qu'ils pourraient gagner tout autant d'argent en nous proposant des produits sains ? Mystère et boule de gomme. Mais je suis je l'avoue d'une naïveté...crasse.