Je voudrais ne plus avoir à passer l'aspirateur sous les pieds de quelqu'un

andreadada

Je voudrais ne plus avoir à passer l'aspirateur sous les pieds de quelqu'un. Dans le monde du travail, quand tu passes l'aspirateur sous les pieds de quelqu'un, il y a deux sortes de personnes, ceux qui les surélèvent pour que l'action de passer l'aspirateur se fasse et ceux qui ne daignent pas bouger. Il y a les pieds gênés et les pieds figés. Ceux qui se perchent sur le premier barreau de la chaise comme deux petits canaris affolés en disant excusez moi, et les autres où c'est toi qui dit excusez moi de vous déranger mais je voudrais passer l'aspirateur sous vos pieds s'il vous plaît. Et dans ce deuxième cas, tu te sens sale, tu te sens déconsidéré, tu te demandes ce que tu fous là, à t'excuser de passer l'aspirateur sous des pieds, bien pompés, bien cirés. Parce ce qu'en plus le type prend son temps à lever ses deux foutus pieds de la moquette, il vit dans d'autres sphères, vous comprenez ? De hautes sphères intellectuelles. Alors tu attends. Il faut d'abord qu'il termine sa phrase sur ordinateur, ses statistiques boursières et après, seulement après, il décalera ces foutus pieds sans un regard. Alors toi, tu jongles, faut pas qu'il y ait une interaction entre ses pieds et l'aspirateur parce que ce serait comme un affront. Un coup d'état, une agression sociale. Alors, tu zigzagues, tu contournes. Tu canalises ta colère en te disant que l'argent gagné servira aux prochaines courses. La rentrée des gosses, les cartables et tout le reste. Parfois la poche de l'aspirateur est pleine, alors du coup, il aspire mal l'aspirateur. Tu perds du temps, tu passes et repasses sur les foutus miettes, puis tu finis par tout ramasser à la main. D'autre fois, le fil est trop court, il s'emmêle, l'aspirateur se retourne. Là, ça a fait du bruit, le type relève la tête. Même pas capable de passer l'aspirateur, il doit se dire. En plus, c'est sur que tu déranges parce que ça ronronne, et quand c'est plein, ça ronronne encore plus. Un vrai décollage d'hélicoptère. Quand tu l'arrêtes, c'est un soulagement. Pour toi et pour le type parce que tu vois bien que ça l'agace. Alors lever ses pieds en plus. Décoller son talon de la moquette. Faut pas rêver.

A la maison, j'en parle. Le soir, à table, je déballe mon sac, mon sac d'aspirateur. Faut que j'évacue cette histoire de pieds, vous comprenez ? Mais on me reproche de toujours parler boulot, de me la jouer Émile Zola avec sa lutte des classes. C'est même pas un question ouvrière finalement, juste une question de bon sens, de miettes, de pieds, de civilités du pied. Moi, mes pieds seraient plutôt du genre, petits canaris gênés sur les barreaux de la chaise, voyez ? Ça, je comprend mieux, ca me paraît normal, polis, enfin voilà quoi. Enfin, je sais pas, peut être que je fais des histoires pour rien, peut être qu'il n'y a que moi que ça dérange finalement. Je crois qu'il faut passer l'aspirateur chez les autres pour pouvoir comprendre. Chez moi, heureusement, il n'y a qu'un balais, une balayette et sa pelle. Ça me suffit. Je fais pas dans le détail avec le balais mais ça me suffit. Parce que la nuit j'ai encore ce bruit d'aspirateur dans les oreilles. Ça m'énerve, ça me rend nerveuse, irritable.

Mais faut que j'arrête de parler de ça, faut que j'arrête. Ce soir, faut que je fasse un effort. Les gosses ont préparé le repas, ils ont même fait un gâteau pour mon anniversaire. Je sens l'odeur qui sort du four. Ils sont adorables, ils se sont vraiment démenés pour bien faire. Il y a même un cadeau pour moi ! Non ? Il fallait pas !

Oh les cons, ils pensaient bien faire. Un aspirateur.

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