Journal de débords

Elsa Saint Hilaire

Journal de débords

 

Latitude 6° 50’ nord, longitude 21° 31’ ouest…

J’aborde enfin le triangle du pot au noir. C’est en tout cas ce qu’il me semble… car il n’arrête pas de bouger ce fameux pot, de jouer à cache-cache avec mon monocoque, de se prendre pour une diva capricieuse planquée derrière des volets à l’espagnolette entrouverte en attendant que le parterre s’anime. Et là, son Crépuscule des dieux ressemble à une partition truffée de silences…  Quid du forte subito ? Je n’aime pas le calme plat avant la tempête. Cela me ramène à toi.

Faute de vent, ma grand-voile faseille et pourtant, j’ai soigneusement  réglé le nerf de chute. Rien n’y fait. Prendre mon mal en patience… Je m’ennuie et je griffonne ces lignes sur mon journal de bord en espérant au moins une risée pour mettre un terme à cet intermède scriptural. J’approche de l’équateur… J’étouffe. L’air est visqueux, l’humidité a gagné le plus profond de ma couchette. Je m’allonge, les rares moments où je rejoins ma bannette, sur une couche moite et tiède qui met en péril la qualité et la durée de mon sommeil. Le dégoût de dormir s’installe en moi et me ramène à toi.

Mon feu de poupe déconne. Impossible de remplacer le fil qui serpente dans la goulotte noyée au cœur de la stratification du roof.  Je devrais profiter de ce moment de répit pour désoxyder le cuivre et remettre ce feu en état de marche. Et tiens, pendant que j’y suis, désoxyder aussi un grand coup mes neurones. Les idées noires m’assaillent et court-circuitent mon raisonnement. Je sais que c’est important… vital. Un matériel et une tête qui fonctionnent. Le b.a.-ba du navigateur.  L’océan près des côtes est sillonné de cargos en plus ou moins bon état. Mon amour pour toi est aussi délabré que leur coque.  Le danger rôde la nuit, comme une hyène affamée et nécrophile. Toujours prête à faire ses coups en douce, hypocrite, sans scrupule… comme toi.

Je viens de croiser des dauphins qui chassaient en groupe. Je les ai observés un long moment. Après avoir repéré un banc de sardines, je les ai vus les entourer peu à peu, jusqu’à les contraindre à remonter à la surface. Puis l’offensive fut brutale et de courte durée. Encerclés, affolés, les poissons argentés finissaient inexorablement dans les gueules grandes ouvertes. Deux femelles, restées à l’écart, s’occupaient des petits abandonnés pendant cette quête de nourriture. Les jeunes dauphins entamèrent alors des figures complexes en des mouvements désordonnés et sifflèrent par leur évent un hymne à la mort… Leurs yeux imploraient ma mansuétude. Comme toi, avant.

À moins que je ne l’aie rêvé. Je ne sais plus… J’ai si chaud et si froid en même temps.

Je finis par oublier l’enjeu de cette course autour du monde : l’argent claqué par mon sponsor dans l’armement du bateau, les retombées médiatiques si j’arrive en tête de ce défi. Le million d’euros dépensé est déjà largement compensé en termes de communication, quelle que soit la bonne ou la mauvaise fortune de ce périple. En aidant un challenger malchanceux à réparer son mat au large du Cap Vert, et en soignant tant bien que mal, l’articulation de son épaule démise, j’ai rempli mon contrat. Maintenant, que je gagne ou perde, ils s’en foutent. Comme toi.

L’inaction me déprime. Je pourrais prendre un livre et t’oublier dans ses pages. J’ai embarqué une vingtaine d’ouvrages. Mais là, si je devais m’en emparer d’un, j’en connais d’avance le titre, sa couverture jaunie, son parfum désuet, ses pages cornées, ses phrases soulignées à l’encre de Chine.  Je le sais par cœur. Et pourtant, ce serait lui et nul autre. Faudra t-il que j’attende de doubler le Cap de Bonne-Espérance pour lancer à la mer le message paraphrasant son auteur : «  Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. » Oui, je pourrais ne jamais revenir et continuer ad vitam aeternam « La Longue Route ». Que mon bateau ne me ramène en aucun cas, à toi !

J’aimerais peindre cette étendue linéaire, ce vide où s’affrontent deux nuances de bleu. Avec le néant au-delà de l’horizon. Pourrais-je alors tomber en extase, trouver un absolu auquel me soumettre ? Je lève les yeux au ciel, mais à force de scruter le soleil en face, la cécité me guette. L’Art pourrait-il gommer la futilité de mon existence, me rendre moins dépendant de mes humeurs et de mes rêves, me fournir une fois pour toutes le bon cap ? J’en doute et je crains fort d’être contraint de louvoyer et de souffrir encore et encore, sans espoir de rémission. On ne gomme pas sa petitesse avec de la gouache. Cela me ramène à toi, inexorablement.

Je n’avance plus. Me suis-je trompé de route, aurais-je dû abattre un peu plus tôt ? Je me traine sous une latitude de maintenant 5°nord. Quand viendront la tempête, l’orage dévastateur, la bourrasque assassine qui me rendront la force de relever la tête ? Je ne veux pas appartenir à la race des perdants. Le figuier que j’ai fait graver sur cette médaille en or que je porte au cou, l’atteste. Que se déchaînent les éléments ! Je m’accrocherai au moindre creux de la vague, gravirai l’échine des déferlantes avec l’énergie d’un damné. Je boirai l’écume jusqu’à ce que mon ventre éclate, je baiserai l’océan et l’engrosserai de tous mes espoirs stériles. Si les forces me trahissent et que la mort jette sur moi son œil concupiscent, avant que de périr, j’arracherai la page de ce carnet de bord et la confierai à une mouette. Qu’elle franchisse alors l’abime qui nous sépare et te délivre cette lettre qui deviendra mon ultime message. Et qu’enfin l’enfant que tu portes, sache qu’à défaut d’être son père, j’étais, je suis et je resterai un solitaire, navigant vers un trophée dénué de sens.

Par 5° 23’nord et 23° 15’ ouest.

  • Un texte fort et subtil pour des sentiments complexes... Bravo Elsa: on n'est jamais déçu d'embraquer à ton bord.
    Que cette nouvelle année garde ton inspiration toujours aussi féconde!

    · Il y a presque 12 ans ·
    Mane g8 09 2011 056 465

    Mireille Roques

  • Superbe force de damné dans ces mots... Un navigateur en solitaire comme un condamné à mort en sursis... Bravo !

    · Il y a presque 12 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • Un univers que je ne connais pas, mais une plume pour dire une voie vers la clarification des pensées et la reconnaissance de ce qui est vital pour le personnage.
    Merci pour tes encouragements.

    · Il y a environ 12 ans ·
    015

    carmen-p

  • Pouvais-je espérer plus beau commentaire Sally? ♥

    · Il y a environ 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • de la puissance dans ces doigts!...à babord et à tri bord le centre est lumineux. Merci à toi Elsa pour la nudité de tes doigts.
    Il y a de la force dans toute fragilité...et de la fragilité dans toute force que l'on déploie. Il en naît une émotion à fleur de peau, la plus belle à mes yeux.

    · Il y a environ 12 ans ·
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    sally-helliot

  • Merci Colette, Mathieu et sign et voici en cadeau pour illustrer ce texte, sur la recommandation d'une amie, cette chanson de Merzhin: Conscience

    https://www.youtube.com/watch?v=1OXcY0lejwM

    · Il y a environ 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • Ecriture méticuleuse pour traversée houleuse et périple tout en questionnement.
    Coup de coeur pour ces raisons et parce que je viens d'apprendre de nouveaux mots !
    Merci Elsa.

    · Il y a environ 12 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

  • Voilà un marin en abordage vers des mouillages de haute mer! ça tangue dans le coeur et la tête!C'est la fuite amoureuse! Voilà qui est douloureusement bien dit!

    · Il y a environ 12 ans ·
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    Colette Bonnet Seigue

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