La dormeuse du val

sophie-dulac

La dormeuse du val

la cloche sonne.

la marmaille se disperse sous le préau. Cartables sur le dos, des pieds martèlent les flaques piquetées par endroit par les feuilles du vieux tilleul de la cour.

Les piaillements convergent vers le portail ou quelques mères attendent, des ballotins de petits pains pelotonnés sous des parapluies.

Elle sort à son tour lentement derrière la cohue.

Elle aime bien la pluie à l'heure de la sortie des classes, les autres écoliers s'échappent plus rapidement. Personne ne la toise, personne ne se moque, la pluie lave les railleries, la pluie est son amie.

Elle ne ferme pas son anorak, elle respire la bruine, sourit au ciel tout gris.

Elle rentrera par le chemin des châtaigniers, elle a mis ses gants de laine au fond de son cartable. Elle écrasera les bogues avec ses baskets avant de ramasser les plus beaux fruits.

Si sa récolte est bonne, le grand père lui en fera une fricassée.

Elle pense qu'elle n'a pas de devoirs, elle connait déjà sa récitation.

Elle déteste l'école, elle a du goût que pour les livres que lui prêtent le papy et la poésie.

Le texte de cette semaine reste son préféré.

Sous la brouillasse qui mouille ses cheveux défaits, le nez en l'air, elle scande les vers tout haut au rythme de ses petits pas sous l’asphalte trempé.

Elle déclame sa poésie à l'automne et à sa solitude de cancre.

«* C'est un trou de verdure où chante une rivière,

Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ;

où le soleil, de la montagne fière,
Luit :

c'est un petit val qui mousse de rayons.
 »

Elle se trouve moins moche quand elle braille des choses si belles.

Elle reprend de plus en plus fort comme une offrande à la pluie.

«Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

Dort; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,

Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le …. »

Soudain, juste à l'embranchement de la montée qui mène aux châtaigniers, au bord de la chaussée, elle devine le corps affalé.

Elle est habituée, la mère l'attend souvent sur le chemin.

Elle sait qu'avec ses nouveaux médicaments, l'alcool la rend malade et chancelante.

Elle lui sert parfois de béquille, elle met sa carcasse de petite fille en contrefort de l'ivrogne et l'aide à rentrer.

Elle s'approche et la découvre inanimée, les bras en croix dans les fougères, ses yeux fermés, sa bouche béante et déformée, ses cheveux noirs filasses éparpillés dans l'herbe trempée.

Sa robe est retroussée jusqu'à son ventre laissant apparaître sa culotte souillée. De longues coulées de fientes diluées par la pluie glissent jusqu'à ses bas recroquevillés en accordéon sur ses mocassins boueux.

La petite se penche sur la vilaine tête et beugle quelques mamans implorants.

Elle sait au fond d'elle même qu'elle n'arrivera pas à la ranimer.

Etrangement, ses hurlements lui donnent le courage de ne pas détaler.

Une voiture rouge arrive au loin et ralentit. Dans sa détresse, elle reçoit comme des coups, des mots hargneux qui la giflent, des mots crachés d'une portière ouverte.

« Elle a eu son compte cette fois ta vieille, un jour elle y restera »

Le démarrage en trombe passe dans une flaque et finit de mouiller ses frêles mollets.

Alors elle enlève son anorak, le pose sur les hanches du corps inanimé, glisse son cartable sous la tête flasque et court.

Court sur le chemin, court sur les bogues de châtaignes écrasant délibérément les fruits de sa collation ratée, court sur les paquets de petits pains qui attendaient à quatre heures sous les parapluies.

Elle court à corps perdu sur le visage aux longues nattes blondes qui souriait derrière la voiture, elle court sur les quolibets et les brimades qu'on lui affligera encore demain en récréation.

Elle court vers son grand père honteuse et misérable.

Beaucoup plus tard, un matin d'octobre, elle sera convoquée dans une chambre immaculée d'une unité de soins psychiatriques.

Elles reverra la bouche béante et tordue de l'affreux faciès, les petits yeux fermés, éteints définitivement.

L'automne ne fera pas couler de bruine sur ses joues, elle a perdu sa mère à jamais dans un ravin boueux d'un village de montagne.

Elle murmurera comme une prière juste quelques vers

« Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.»

* le Dormeur du Val – Arthur Rimbaud 

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