La falaise

Jack Andersson

"Elle prend un caillou et le pose à la pointe de son pied, à un mètre du précipice. Chaque soir, elle l’avancera de quelques centimètres."



Plantée en haut de la falaise, elle attend. Une éternité passe au creux de ses bras, recroquevillés comme pour se protéger d'un vent tombé depuis longtemps. La mer reste étonnamment calme ce soir. Elle aimerait bien sauter là, maintenant, mais n'en a pas le courage. Le vide qui emplit son esprit depuis des années disparaitrait enfin, les mots inutiles ne seraient plus qu'un mauvais souvenir. Mais le moment de prendre le large n'est pas encore venu, il fait beau et chaud, ce n'est pas un soir pour mourir.

Elle prend un caillou et le pose à la pointe de son pied, à un mètre du précipice. Chaque soir, elle l'avancera de quelques centimètres.

À quelques pas se trouve le pub du village, elle y trouvera comme souvent des forces supplémentaires. Des regards la toisent lorsqu'elle entre, ils la connaissent tous la folle de la falaise. Ils savent qu'elle n'est pas du coin, cela fait trois ans qu'elle s'est installée dans le patelin. Nul ne saurait raconter son histoire mais tout le monde l'a imaginée. Ils connaissent ce genre de personnes, citadines, la cinquantaine, en perte de repères, qui s'enracinent dans un coin perdu de Bretagne pour y trouver quelques réponses. Dans son cas, elle n'aura retiré de son exil que cette phrase : « Heureux sont ceux qui ne se posent jamais de questions ». Comme cet ancien marin, la pipe à la bouche et le regard fatigué, ou ce petit garçon en train de piquer des billets dans la poche du marin, ou cette mère obèse, sale, en train de réprimander le gamin. Pour beaucoup, la vie est un cercle aux contours bien tracés, pour elle c'est un point d'où partent des lignes. Certaines fines, d'autres sinueuses, souvent bien trop courtes.

Elle s'assied au comptoir, le patron ne lui pose pas de question, elle ne lève pas les yeux. Il glisse délicatement la pinte de Guinness sous son nez. Au début, elle ne daigne même pas la regarder, puis replace le sous-bock de façon à ce qu'il soit parfaitement parallèle avec le rebord du comptoir. Lentement elle suit du doigt les gouttelettes perlant à la surface du verre, symboles de la lutte entre les courants, entre la masse noirâtre de la bière et sa fine couche d'écume. De la substance, de la matière, la Guinness est mère de toutes les bières. Le blé cramé lui donne sa couleur, l'heure son caractère, la pluie son odeur.

Quelques centimètres ont passé, une vingtaine lui restent à vivre. Comment va-t-elle sauter le jour J ? Va-t-elle fermer les yeux ou bien les ouvrir en grand ? Peut-être battre des ailes, non pour se sauver dans un instant de doute, mais pour essayer au moins une fois de voler. La tête la première ? Non. Les jambes d'abord alors ? Elle laissera le vent décider. Les gens au bar se doutent certainement qu'elle va sauter à un moment ou un autre, mais ils ferment les yeux, rabaissent leur casquette pour ne pas être vus, la mère cachera les yeux de son enfant et on racontera des histoires. Un battement de cœur nous fera sursauter lorsqu'un touriste s'approchera trop près du bord. Tout cela s'arrêtera le jour où le dernier figurant crèvera.

La chute sera-t-elle longue ? Quel bruit fera-t-elle ? Elle aimerait pouvoir se regarder sauter et admirer son seul moment d'existence, d'esthétisme absolu. Le caillou est-il une ligne ou un point ?

Un couple d'amoureux passe non loin d'elle. Ils sourient, prennent le chemin qui descend en contrebas, la fille a l'air de rougir un peu lorsque le garçon lui attrape la main. Elle les observe se caresser, se chercher une tanière entre les rochers. Comme des chiens, après quelques tours sur eux-mêmes, ils se lovent dans un creux et finissent par s'embrasser. Ce soir non plus ce n'est pas le bon soir. De toute façon c'est le caillou qui décide.

Pourquoi cette histoire de caillou ? Elle n'en sait trop rien. C'est sa vie, il a toujours fallu que quelqu'un décide pour elle. Que l'on appelle ça le destin, le hasard, un caillou, au fond c'est la même chose. Savoir si c'est son libre arbitre qui lui permet de sauter, ou sa destinée qui est déjà écrite depuis longtemps, cela n'a aucune importance. Être persuadé qu'on est voué à devenir quelqu'un, ce sont des histoires d'adolescents. Polir l'avenir est l'apanage de la jeunesse, bien calé entre l'orgueil de vouloir être et l'idiotie de paraître. Elle sait que son existence n'aura servi à rien comme beaucoup d'autres. Pourquoi vit-on si ce n'est pour laisser une trace ? Une grande œuvre ? Renvoyer au silence sa fragilité et s'élever au dessus de la masse informe et humaine. Tanguer, chavirer constamment comme quelques notes de jazz entre deux portes. Mais ce ne sont là que des histoires d'adolescents…

Les gens la laisseraient sauter, c'est sûr. Un pub est un monde d'autruches, passer sa vie au comptoir d'un bar c'est s'enfoncer la tête dans le sable. Regarder par la fenêtre, non pour voir dehors mais son propre reflet sur la vitre. Peut-on seulement leur en vouloir ?

Peut-être devrait-elle pleurer. Comme ça, pour rien, pour évacuer les réponses. Quelqu'un lui parlerait alors, mais elle n'en aurait que faire. L'herbe est encore verte à la tombée de la nuit. Elle va à la pointe tous les soirs vers 18h, l'instant où tout se mélange, les couleurs, les odeurs, les chiens, les loups. L'âme s'apaise, les yeux se fatiguent, on se rapproche de la mort à chaque seconde, on écoute le sang couler en nous.

Le froid s'abat rapidement sur la falaise, il faut rentrer. Voyons, combien de temps reste-il encore ? Suffisamment pour se rendre compte, assez peu pour ne pas fuir.

Les soirées s'entrelacent peu à peu pour se nouer enfin. La mer est déchaînée, les vagues s'éclatant sur les rochers pour finir en geysers incontrôlables. Comme la nature est bien faite… Elle pousse le caillou du bout du pied, il s'évapore dans le vide. Elle n'attendra plus. Son écharpe s'envole, elle pose un pied dans le vent, son corps bascule légèrement vers l'avant. Un souffle d'apesanteur, une caresse dans les rochers, un tourbillon. Ses bras ne tenteront rien, ses yeux resteront ouverts. 

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