La lumière, la chair, le silence
thib
La première fois j'étais enfant. C'est comme un rêve. La première fois ça devait être quelque part en Vendée. Au bout d'une jetée. J'avais la tête lourde des enfants légers, dans les bras de mon père. On avançait doucement entre les bateaux et sa poitrine était chaude et solide. Je le sentais tout autour de moi, et les vagues faisaient de petits clapotis sur les coques. Mais on entendait autre chose un peu plus loin, plus au fond, comme un bruit qui creusait un espace plus vaste dans le temps. Comme la respiration d'un monstre. Le ponton était mouillé. Je me souviens parce que du creux de son épaule, je le voyais luire pendant qu'il marchait en me parlant doucement. Avec sa voix certaine.
Parfois, mon père il a cette voix là, qui est faite avec tout et pousse comme un arbre depuis ses poumons. Une voix forte avec un peu de frisson dans les branches quand le monde souffle. C'est celle qui sait, celle qui a chaud, celle qui rassasie et dépasse l'habitude. Ce qu'il disait, je n'en sais plus rien. Il y avait le double feu de sa poitrine et de son bruit et quelque chose d'immense qui respirait, du sel. L'air était tellement sauvage qu'il frisait les cheveux et on se léchait les lèvres. Et ça avait le goût de toutes les larmes que l'océan prend sans jamais rendre. Et un petit rien de végétal, aussi. De la mousse sur un rocher. Les buissons d'écume. On avançait et il y avait de moins en moins de murs, les murs étaient des coques et les bateaux, c'est fait pour s'en aller, c'est fait pour parcourir le pouls de cette immensité monstrueuse qui est de tous côtés, qui est au dessus, au dessous, au-dedans.
Le ciel était gros. Au dessus de nous déjà les nuages roulaient. Amassés par un mouvement que le vent gonflait, comme une voile qui a attendu longtemps, ils se touchaient les uns les autres, puis ils allaient porter leur peuple dans les vallées, dans les fleuves, dans les ruisseaux. Ils parlaient de l'iode qui est au loin et qui appelle, des chevaux libres qui galopent pleins de fièvre et aveuglants, ils parlaient de ce que font les vagues et qui ne se termine ni ne commence jamais. Au dessus des eaux noires, ils étaient noirs aussi. Leur miroir était parfois parcouru de clartés sourdes, comme des convulsions. On sentait une alchimie étrange entre ce travail souterrain des nuages et les grands serpents froids du courant des eaux.
Plus tard, j'aurais vu le même besoin. Des forces se ruer d'un côté et de l'autre, puis l'éclair d'un baiser qui déchargeait, qui forait un passage. Un instant de passage. Puis tout se renouvelait. Les nuages et les serpents froids. Derrière les yeux, les pupilles fiévreuses. Derrière la clarté sombre la tension, calme, ces chaos qui dansent et nous font oublier tout autre commandement, le sang. Eblouissant. Mais c'était plus tard. Il nous faut obéir et tout commande. La première fois malgré la digue, là bas, et les bras de la rade je comprenais le fracas, je comprenais les vagues qui laissaient leurs puissances passer jusqu'à moi à travers ce souffle inépuisable. Elles se brisaient loin.
Deux cent, peut être trois cents mètres. Quelques décibels. Ce qu'il restait entrait. Dedans. Prenait quelque chose. Je ne savais pas quoi. Je me cramponnais à mon père pour ne pas qu'elles le prennent lui. A chaque fois, et je voyais au loin bondir l'eau sur les roches, à chaque fois c'était un peu plus loin, ça prenait un peu plus. C'était impitoyable. Indifférent. Un regard, une hypnose qui se portait partout. Bien plus grand et fort que moi, et même que mon père. J'avais peut être à peine plus de trois ans.
Quand l'océan vous vole un petit morceau, comme ça, un bout d'on ne sait quoi au juste, il ne le rend jamais. C'est de ça qu'il est fait. Des bris de vies éparses, qui lui rendent ce que, jadis, il leur a donné. Il ne le rend jamais et c'est là, à chaque fois, c'est devant, c'est autour, on reconnaît. Et ça vous tire par le nombril. Jusqu'au bord, en plein dans le vacarme mais à cet endroit où le bruit s'ouvre sur un silence nouveau. Parce que les mots disparaissent. Il n'y en a plus besoin, de ces mots d'homme, il faudrait autre chose. Il faudrait parler immuable, horizon, température, et c'est sous la peau. C'est dans le ventre. Il faudrait toucher le monde avec son sang.
Tu t'approches. Les chemins sont pleins de sable et la soude brûle parmi le cakilier et quelques éparpillements d'euphorbe, déjà ça. Saisit. Oui, ça serre fort en dedans et ça libère dehors une envie d'avoir un peu plus que le geste qu'il faut tout en le reconnaissant. L'hélianthème et la ciste, ce sont de vieux souvenirs de routard maintenant. Là où la route finit de rouler. Tu t'arrêtes et ton premier souvenir d'enfant serre tes jambes dans ses bras maigres. Tu ne sens pas les choses brûlantes descendre dans ta gorge, non l'eau est entrée, c'est l'eau en toi, c'est l'eau en moi. Qui étreint. Tout.
Doucement ta tête a penché sur ton épaule. Tu crois que tu cherches ce que tu veux dire, il n'y a rien. A dire. Je vois la nuit tomber doucement contre toi et briller en même temps dans tes cheveux et dans l'écume. En dedans il y avait ces choses fragiles, ces choses précaires pour lesquelles c'était dur de se décider. Il fabriquait beaucoup de mots, ce mobilier, pour tenter de comprendre, pour croire. Pour panser et penser, aussi. Avec trop de mots dedans, on se met à oublier le vent qui danse en touchant, le bruit des nuages, l'odeur de la pluie, les joies en train d'ouvrir des fleurs, les rêves tout en chair, le désir, le sang. On oublie le sang. On cesse de lui obéir. Les joies se ferment. C'est long. La suffocation. Là je sais, tu cherches encore un peu par habitude, mais tu as déjà compris. Tu t'es déjà abandonnée et ce mot que tu cherches, et que tu ne trouveras pas. Qu'importe ? Le mot ne compte pas quand le reste dit tout.
Toi aussi, l'océan t'a prise. Je le savais. Tu danses comme une vague, comme un oiseau avec une vague. C'est dans tes yeux. C'est dans la grâce de tes bras, dans ta marche qui ne veut pas prendre de place et s'épuise à vouloir s'effacer en utilisant le moins de ton corps possible. Je te sens, tu sais. Changer. Je vois la fin d'un jour dans la première de tes larmes. Mais il y a toujours un matin après la nuit. Toujours le bruit des vagues dans le soleil qui se lève. Toujours l'océan dans un orage. Toujours un baiser quelque part pour tout mélanger. La première fois. Et si on n'en revient jamais, ça dure longtemps, une première fois.
Et dans l'ivresse, dans la jeunesse, au creux, au moyeu du feu. Alors qu'on ne pense plus. Que la prudence s'est noyée. Alors que tu fais monter les poumons à la surface avec tes lèvres. Qu'il n'y a plus que rien, entre soi, et tout, et voilà, ce qui vient va, ce qui va vient, c'est tout autour dans toutes les directions. Tu ne crois plus tu commences. Tu commences à savoir. Que tu as toujours su. Pour la première fois. L'océan.
Ne fais pas mentir l'océan. En toi un cri s'étire. Ton cri. Ton cri s'est libéré dans le silence auquel tu t'es abandonnée. Et ensuite. Et ensuite il y a. Les rouleaux t'ont écrit ce mot qui ne te venait plus. Il ne te manque plus que la langue de l'écume. Demain elles auront repris, tu sais, les vagues, elles auront ravalé le langage et tout recommencera, ébloui de repos.
J'y reviens, et c'est magnifique, ce mouvement de tes mots qui berce, se livre, prend et reprend, de plus belle, plus fort, jusqu'au point d'orgue, et se retire sur la grève, laissant leur goût salé à notre palais balayé par les vagues de tout ce qui encombrait, et colorant de toute une tendre lueur nouvelle ce dimanche naissant. Quelle beauté, là, au bout de ton stylo-clavier !
· Il y a presque 9 ans ·fionavanessa
Hypnotique, un chuchotis gorgés de sensations.
· Il y a plus de 9 ans ·Toi t'as un vrai truc.
"Parfois, mon père il a cette voix là, qui est faite avec tout et pousse comme un arbre depuis ses poumons. Une voix forte avec un peu de frisson dans les branches quand le monde souffle. C'est celle qui sait, celle qui a chaud, celle qui rassasie et dépasse l'habitude. Ce qu'il disait, je n'en sais plus rien. Il y avait le double feu de sa poitrine et de son bruit et quelque chose d'immense qui respirait, du sel. L'air était tellement sauvage qu'il frisait les cheveux et on se léchait les lèvres. Et ça avait le goût de toutes les larmes que l'océan prend sans jamais rendre. Et un petit rien de végétal, aussi. De la mousse sur un rocher. Les buissons d'écume. On avançait et il y avait de moins en moins de murs, les murs étaient des coques et les bateaux, c'est fait pour s'en aller, c'est fait pour parcourir le pouls de cette immensité monstrueuse qui est de tous côtés, qui est au dessus, au dessous, au-dedans."
A partir de là déjà, j'étais complètement ferrée.
le morceau qui accompagne chuchote tout pareil. Merci pour cette découverte.
hel
Hel... je ne sais pas quoi te dire. C'est quelque chose de te voir ici. Vraiment. Je ne m'y attendais pas. Le truc, c'est qu'il n'y a pas de truc. Et puis le morceau fait beaucoup je suppose. Merci, merci mille fois, et je ne sais toujours pas quoi dire à part ça. Merci.
· Il y a plus de 9 ans ·thib
Le morceau c'est un petit truc en plus, une fenêtre ouverte, c'est pas lui qui a pris son clavier (par contre il donne le déclic de le prendre, enfin pour dire que je l'ai gardé sous le coude) , je commente pas tout, mais je lis attentivement, quand je dis un truc, je voulais dire du talent, et puis du souffle, des vagues, bref j'avais envie d'en remettre une couche, sans avoir les mots précis, mais pour dire que j'attends les prochains, comme le petit dernier que j'ai lu hier, tu sais faire passer les émotions, la poésie coule, après je vais m'habituer et viendrais faire l'exigeante (et tu te diras merde pas elle) et t'auras le droit de m'envoyer bouler...
· Il y a plus de 9 ans ·hel
C'est pas mon genre, de me dire merde. Et puis quelque part je crois bien que ça me ferait du bien, un peu plus d'exigence. Se faire mettre en pièce a du bon. Parce que, et c'est pas du "je dis non pour mieux entendre oui", le talent, le souffle, je suis pas bien convaincu et j'aimerais bien parfois que ça puisse au moins se discuter.
· Il y a plus de 9 ans ·Ceci dit venant de toi, et t'ayant lue, le compliment, est grand et je le prends. Mais t'en fais pas, je prendrai aussi quand ce sera autre chose. Et j'envoie pas bouler les gens, enfin pas ceux qui disent ce qu'ils veulent dire.
thib
ok :)
· Il y a environ 9 ans ·Bon le seul truc que j'ai pensé, en mode pénible, c'est que c'était dommage, que ces mots, ces émotions, ne soient pas mis en scène, romancé, accroché à des personnages, mais c'est peut-être un peu con-con de dire ça, je ne connais pas ta palette. Mais je pensais comme ça, que ces mots-là (et quelques autres d'autres textes)dans la bouche d'un personnage, plaqués dans une histoire plus en forme, donneraient encore plus d'impact, une dimension supplémentaire. C'est au final, un peu le seul regret qui puisse s'exprimer. D'autant que tu as l'air d'avoir du souffle, niveau format, rythme, etc...
hel
Bah l'idée ne m'avait pas vraiment traversé jusqu'ici. Enfin pas de cette manière là. Il ya là quelque chose de grossier, c'est livré et c'est tout. Mais tu as raison. J'avais commencé deux trois petites choses qui pourraient s'y prêter. Enfin pas forcément ça exactement. Mais je veux dire, dans l'exercice. Oui. Je vois ce que tu veux dire. Et vraiment très bien. Et quand j'aurai le temps... peut être bien, mais là est tout le problème. Merci, en tout cas.
· Il y a environ 9 ans ·thib
Du sel et du sang, pourtant, voilà un peu ce que j'attendais. Ah le temps...et l'effort dans le temps surtout !
· Il y a environ 9 ans ·hel
oh oui, l'océan te va si bien.... merci. (c'est tout petit devant ce texte, mais ça vient de loin tu le sais)
· Il y a plus de 9 ans ·ellis
Je sais, oui. Et c'est pas petit. Tes merci, ils valent bien tous mes textes, d'abord, et tous ceux que j'ai pas écrit. Réglons ça une bonne fois pour toutes. Y a pas de petit. Y a que des choses qui s'ouvrent, ou qui se ferment, et ton merci, il est aussi ouvert, peut être même plus, alors voilà, c'est réglé. Nonmé.
· Il y a plus de 9 ans ·thib
une immensité !
· Il y a plus de 9 ans ·elisabetha
Oui. Et presque un peu plus aussi. Et presque un peu moins. Mais juste, pourtant. Merci.
· Il y a plus de 9 ans ·thib
L'océan te va si bien. Coup de cœur total.
· Il y a plus de 9 ans ·fionavanessa
Oh ça irait bien à tout le monde l'océan. Si tout le monde y allait une fois par moi les gens seraient plus heureux. Merci Fiona
· Il y a plus de 9 ans ·thib
c'est par chance mon cas, c'est pourquoi je suis vraiment d'accord avec toi, passer dans l'essoreuse géante de l'océan, tout comme passer par la lecture de tes textes, ça recharge, ça relativise, ça enchante.
· Il y a plus de 9 ans ·fionavanessa
C'est magnétique. Après y a plus rien à dire, ressentir, juste.
· Il y a plus de 9 ans ·lilu
Oui. Des fois je m'en veux presque d'écrire, parce que vraiment, il y a des moments où il n'y a rien à dire. Merci m'zelle. Merci. Pour le regard, les gestes, les mots donnés et ceux qui le sont sans même être dits.
· Il y a plus de 9 ans ·thib
Merci de toutes ces émotions à fleur de peau, tu as l'art et la manière :) superbe !
· Il y a plus de 9 ans ·marielesmots
Oh, l'art et la manière... parfois sans faire exprès peut être. Par chance... et puis les émotions, on a beau les tendre, si personne ne les prend elles restent là. Alors merci de venir les chercher.
· Il y a plus de 9 ans ·thib
Bon sang, c'est beau, je n'ai pas les mots.
· Il y a plus de 9 ans ·rien
Merci pour le passage. Vraiment. C'est fort. Et il ne faut pas toujours des flots de mots pour dire quelque chose. Merci.
· Il y a plus de 9 ans ·thib