La Mangeuse de mots
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La Mangeuse de mots
J’ai douze ans et je suis toute petite. Si microscopique que j’en deviens transparente. On ne m’évite pas, on ne me voit pas. Pour exister, j’ai choisi de parler. Pour ne pas mourir, je ne m’arrête jamais. Une seule seconde me tuerait et me ramènerait à ma non-existence.
J’aime les mots. Ils font de moi ce que je suis et tout ce que je ne serai jamais. Je me déguise à l’infini, je me peins, je me dessine. Je les dévore, ils me nourrissent, moi si petite. Je me dis grande et je le suis. Je parle anglais et voici Londres qui s’ouvre à moi. Avec mes mots, tout est possible.
Parfois le soir, la nuit tombée, fatiguée je crains de manquer de lettres. Alors, en douce, je me glisse dans la chambre des parents et je dérobe un livre ou deux.
J’en choisis un, jamais le même et les pages défilent sous mes yeux. Je voudrais retenir chaque souffle. Quel oxygène ces jolies lettres. Et apaisée, je le referme. Je le dépose à mon chevet et je m’endors, confiante, car je les tiens.
Parfois, je m’invente. Je prends des lettres et je crée mes mots. Un univers tout entier s’éclaire. Je me plais à jouer dedans, coupée de la réalité. Les autres me regardent bizarrement. Pour eux, je sais je parle trop. Ils ne comprennent pas que c’est mon secret, que c’est juste là pour exister. Et trop de mots, ça les dérange.
C’est vrai parfois, c’est plus commode de ne rien dire. Mamie quand elle se fâche, c’est ce qu’elle fait. Elle ne dit plus rien. Elle est fâchée de l’intérieur. Et à l’extérieur, elle est toute desséchée. Moi, je sais bien qu’elle devrait se faire aider. Un petit mot, elle irait mieux. Mais peut-on guérir de tous les mots ?
Ma mamie, elle pense que non. Quand elle n’aime pas un mot, elle ne le dit plus. Ainsi, on ne dit jamais « guerre », « mari » et « mort ». Il y a « allemand » aussi qu’elle n’aime pas beaucoup mais avec d’autres mots, parfois, elle l’accepte. Parfois.
Moi je trouve que le problème c’est que trop souvent, on se trompe de mots. Au lieu de dire « j’ai pas compris », on dit « tu m’énerves », au lieu de dire « je suis fatiguée », on dit « tu m’épuises ».
Maman, elle est très forte pour ça. Je me demande même si elle ne le fait pas un peu exprès. Prendre un mot pour un autre, c’est son truc. Et on ne peut pas dire que ça marche vraiment bien. Moi je le décode. J’ai élaboré un dictionnaire de troubles de l’inversion des mots. Alors, je la traduis.
Un peu comme avec mamie, il y a d’autres mots interdits. Les mots interdits des petits : les gros mots. Quand on est enfant, les grands pensent que l’on est trop petit pour porter des gros mots alors on nous les interdit, pour nous protéger.
Je sais bien que c’est par bienveillance qu’on m’a pendant longtemps imposé cette règle mais tout de même… nous priver de mots ? Quelle idée ! Moi qui en ai tant besoin, moi qui les aime tous si fort. A l’avenir, je suggère qu’on nous aide à les porter.
Mais revenons-en aux faits. J’ai douze ans et je suis toute petite. Pour Noël, j’ai eu un scrabble. Papa dit que c’est une bonne idée car je pourrais y jouer avec mes amis. Ce qu’il n’a pas compris, c’est que mes amis seront bientôt ces alignements de lettres et qu’après tout, je peux bien jouer toute seule. Je parle bien toute seule, je peux bien jouer toute seule aussi, non ?
D’ailleurs, c’est un point sur lequel j’aimerais m’abandonner quelque peu. Quelque peu. J’adore cette combinaison de mots. C’est délicat, vous ne trouvez pas ? Voilà, je m’éparpille. Mes mots s’envolent et je décolle. Oui, je parle toute seule. Et de nos jours, ce n’est pas très bien vu.
Il y a quelques années, la maitresse avait convoqué mes parents pour leur demander de prêter attention à mon éventuel « dédoublement de personnalité ». Elle m’avait regardée avec ses grands yeux : « Annabelle, dis moi, entre-nous, aurais-tu un ami imaginaire ? ». Oui et si tu continues à me parler comme si j’étais une demeurée, je lui ordonne de te bouffer l’oreille. Un triste épisode qui s’est soldé par un rendez vous expéditif chez la psychologue scolaire qui elle, m’a diagnostiquée « tout à fait normale ». Quoi que bavarde. Quelque peu. Tiens, je vous avais dit que c’était joli.
Passons l’épisode de ma normalité étudiée pour en revenir au vrai débat : oui, je parle toute seule. Enfin pas vraiment. Pour être exacte, il faut déjà comprendre que je ne parle pas toute seule mais que « je me parle ». Donc on est deux : je parle à moi. Et souvent, le débat est rude, je ne sais jamais comment trancher. C’est pour ça qu’il y a les mots. Ils nous aident à trouver un terrain d’entente. Ce sont les mots de mes maux. Comme des cachets, je les avale. Un mot par ci, un mot par là.
Je suis une mangeuse de mots.
Merci à tous et à toutes pour vos commentaires qui me font vraiment plaisir. N'hésitez pas à me recommander vos textes pour que je puisse aussi vous lire et vous découvrir. Merci encore.
· Il y a plus de 12 ans ·la-mangeuse-de-mots
très bon texte. il me plait beaucoup. des choses personnelles qui résonnent en moi. bravo!
· Il y a plus de 12 ans ·Karine Géhin
Bravo! C'est tout à fait ça. Heureusement qu'il y a les mots pour parler et se parler, en éviter d'autres, cruels, que je rayerais bien du dictionnaire.
· Il y a plus de 12 ans ·divina-bonitas
Moi j'ai juste trouvé ça très bien écrit, avec un vrai amour des mots, en forme de déclaration à la face du monde, et un oeil très aiguisé sur certaines solitudes enfantines.
· Il y a plus de 12 ans ·Bravo.
junon
Oui contribution au concours "Wannabes", les votes sont donc les bienvenus !
· Il y a plus de 12 ans ·Merci à tous pour vos commentaires et remarques.
la-mangeuse-de-mots
My self et mon ego, je vois, je vois même très bien, pour les rassurer je leur dis de mon côté que je parle aux oiseaux ...Mais bon pas sur que ça les rassure!!! il est chouette ce texte...
· Il y a plus de 12 ans ·lg0