La marelle par le ciel

Alice Neixen

Elle a levé les yeux vers moi et dit, sur un ton d'évidence agacée :

- « T'es comme toutes ces filles qui commandent une grenadine. »

Le point d'interrogation est resté sur ma langue. La carte a claqué quand elle l'a fermée. Elle avait perdu son envie de dessert, et m'en voulais déjà de ce plaisir manqué. J'ai même pas haussé les épaules. Je l'ai juste regardée derrière mes lunettes de soleil, sans répondre. Elle affichait cette froideur hautaine dont elle s'est drapée trop vite, et qui, telle une fausse coïncidence, caractérise chaque sculpture de Camille Claudel. Quand je lui faisais remarquer, au début, elle rétorquait en riant :

- « La distance humaine est un symptôme méconnu du talent, c'est la marque de fabrique d'un artiste. »

À l'époque, j'admirais chez elle tout ce qu'elle avait de tellement naturel, et que je devais me forcer pour avoir : sa force, son talent, cette façon de vivre accrochée à ses rêves, en se foutant du monde entier.

- « Le monde entier, c'est un moule pour étouffer les gens comme nous. »

Elle me rendait singulière, unique, moulée dans le même bloc qu'elle. A chacun de mes heurts, de mes faux pas, à chacune de mes erreurs, elle polissait la surface rugueuse de mon caractère effrité, adoucissait mes angles. Elle me façonnait.

Dès le début, absorbée par ses différences qu'elle brandissait comme des étendards pour tenir les autres à distance, j'ai manqué ses revers. Ils sont apparus brutalement, une nuit de décembre, alors que les lumières du jour n'étaient pas encore nées.

Elle ressemblait à une poupée, assise par terre, jambes disloquées, expression absente. Son regard avait changé, métamorphosé dans des fragilités exacerbées, dans ce cœur qu'elle portait sous chaque fragment de sa peau. Et qui palpitait trop, pour que cette fois, elle ose prétendre qu'elle avait pris la distance nécessaire. Et qui palpitait trop, pour qu'elle éclate de ce rire qu'elle me servait depuis des années, pour dire "mais non, ce n'est pas moi!" Pour oser me dire qu'elle n'avait pas sorti quelque chose d'elle, pour vibrer aussi fort. La sculpture au bout de ses doigts, qu'elle venait de terminer, était grandiose : deux êtres dans une étreinte intense et déchirée. Bouleversante d'angles et d'arrondis. Abrupte et dévastée. Je ne connaissais déjà pas le corps de ses pensées, mais je sais que cette fois, il a été suffisamment réaliste pour que ses mains l'aient façonné par cœur, de mémoire. Il y a des souvenirs qu'elle ne cédera jamais, gravés dans les traînées de plâtre qui recouvrent son front, sillons poudrés de ses doigts pour relever les mèches de cheveux qui lui sont tombées dans les yeux.

Elle a levé les yeux vers moi, et simplement, aussi évident que c'était silencieux, j'ai pensé que tout serait différent. Instantanément, elle a eu ce sourire d'excuse pour dire que c'était trop tard. Depuis, elle évitait mon regard. J'étais celle qui en avait trop vu.

Grenadine. J'ai pensé aux coquelicots, dans le champ, derrière chez mon père. À la couverture de l'attrape-cœurs, de JD Salinger. A la nuance, essentielle, entre diabolo et grenadine à l'eau.

En attendant son verre, elle a allumé une cigarette, avec cette indifférence qui soupire, silencieuse et trop bruyante. Cette réaction de gamine capricieuse qu'elle affiche comme une marque de fabrique quand elle est vexée. Je l'imagine avec un tatouage sur la fesse gauche.

Une fille grenadine. C'est sûrement la chose la plus gentille qu'elle m'ait dite. Chez elle, ça ne sonnait pas comme une bêtise légère. C'était une étiquette accrochée autour de mon cou, qu'elle n'enlèverait jamais. Pour la seconde chance, il faudrait repasser. J'ai regardé les enfants un peu plus loin, t-shirts rayés et sandales marines. Ils riaient à pieds joints sur une marelle en commençant par le ciel, et je me suis demandée pourquoi on s'emmerdait, nous, à tout prendre à l'endroit.

Nos verres sont arrivés. Elle n'a pas tourné la tête. J'ai regardé mon panaché. Un truc infâme et rosé. J'ai dit au garçon, avec un sourire en colimaçon :

- « Excusez-moi, je pourrais avoir une grenadine, plutôt ? »

Le garçon ne sourcille pas. Il ramasse le verre panaché, pivote sur ses talons. J'apostrophe son dos :

- « Et à l'eau hein, pas un diabolo. »

Le dos aiguise son silencieux et elle, elle me gifle avec ses yeux.

De longues minutes s'égrènent dans la cendre qu'elle fait tomber sur la table. Je ne tente rien. Le temps qui passe avorte toutes les tentatives qu'on a pas faites. Je les imagine, et elles finissent toutes par son refus. Je ne la regarde plus. La grenadine arrive, je la bois d'une traite, jette un billet sur la table et pars sans me retourner.

Je devine son regard presque plus étonné que suffisant. Elle attend que je revienne. Mais non. On prend les plus grandes décisions dans les instants les plus insignifiants.

Je pensais à ça en rentrant, à la fille grenadine et aux instants importants. Au-dessus, un avion déchire le ciel pour rejoindre le bitume d'Orly. Si j'ouvrais la fenêtre, je pourrais l'entendre.

Et si je pouvais, je commencerai l'histoire par le ciel, à l'envers, comme les mômes de la marelle.

  • C'est juste, tout simplement parfait. Je vous lis, et j'découvre un univers tout nouveau, que j'affectionne déjà. Merci et Bravo !

    · Il y a presque 9 ans ·
    Img 3458

    mamzelle-plume

  • J'avais raté celui-là (et d'autres que je vais lire bientôt).
    Alice, content de te relire. Ce que tu écris est unique.
    Un grand bravo, une fois de plus.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

  • Émouvant et touchant !

    · Il y a presque 10 ans ·
    Suicideblonde dita von teese l 1 195

    Sweety

  • Fantastique! Coup de coeur pour ce texte si bien écrit.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Coucou plage 300

    aile68

  • J'adore !

    · Il y a presque 10 ans ·
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    parismrs

  • Quel beau texte, heureuse de te voir de retour Alice, j'adore les émotions que tu distilles par petites touches, cela donne de l'intensité au récit et les décuplent.. Pour en revenir au texte, les personnes qui veulent entretenir un certain mystère, s'imposent une carapace ou un masque soit par jeu ou une forme d'auto-protection ou pour taire leur vraie personnalité , seulement à un moment ou à un autre il y a toujours une petite faille qui transparaît et nous révèle la vraie personnalité de l'être. On ne peut se cacher tout le temps !! Un texte émouvant et j'aime la fierté du personnage qui ne cède pas .!! bravo à toi !!

    · Il y a presque 10 ans ·
    W

    marielesmots

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