La moule du curieux

Christophe Paris


Seb ingénieur chimiste d'un grand groupe français bien connu pour salir nos rivières de ses déchets avait toujours été curieux de tout, ce qui l'avait tout naturellement amené à des études scientifiques. Dès son plus son âge ce fut la curiosité et le besoin de découverte qui servirent de moteur à son épanouissement. Bébé, il mettait déjà tout à la bouche histoire de tester goûts et matières. A peine plus grand, il éventrait son doudou afin de vérifier si celui-ci avait un cœur. Légèrement plus âgé il avait poussé la porte de la chambre de ses parents pour comprendre la raison de leurs drôles de bruits la nuit. Adolescent, son appétence pour l'inconnu l'avait poussé à comprendre pourquoi l'on buvait de l'alcool, expérience qui s'acheva à sa première ivresse remplacée par l'envie de percer le mystère de la cigarette. Apprentissage rapidement abandonné lui aussi suite à une grosse crise d'asthme. S'en suivi un fort questionnement sur la gente féminine, assouvi par un mariage à vingt ans. Sa soif de comprendre ne pouvait s'étancher et c'est tout naturellement qu'il poussa ses études de chimie au plus haut degré. Bien sûr il avait à sa disposition tout l'arsenal rêvé du chercheur pour trouver et développer de nouveaux gadgets pétrochimiques, mais il culpabilisait de bosser pour un groupe toxique. Lui qui voulait servir les hommes plutôt que de les pourrir. C'est lors d'un voyage en famille dans un coin perdu du Mexique que son destin bascula à jamais, une fois de plus à cause de sa curiosité. Il faisait chaud ce jour-là sur cette petite plage planquée à l'eau translucide et au ciel céruléen. Détendu pour une fois, loin de la pression du job, il observait ses enfants d'un œil bienveillant en se laissant aller à une légère somnolence. C'est presque endormi qu'il sursauta sur un «Papa viens voir, vite ! ». Ensuqué de soleil et de caliente mexicaine il se laissa prendre la main pour rejoindre un  groupe de rochers un peu plus loin. « Dis pourquoi on n'arrive pas à les décrocher les moules ». Seb leur expliqua qu'ils n'avaient sans doute pas assez de force, en leur exposant le pourquoi du comment une moule joue les pots de colle. Confiant en sa supériorité d'adulte et pour satisfaire la demande de sa progéniture, il entreprit d'en décoller quelques-unes. Il commença sa tentative avec ses mains sans succès. Face à cet échec, il utilisa un morceau de bois flotté afin de faire levier, toujours sans réussite. Agacé mais perspicace, il partit chercher le couteau du pique-nique. Tentative avortée également. Stupéfait par la résistance du muscle décérébré, il emprunta un marteau et un burin à un pêcheur du coin qui réparait sa barque. Ce n'est qu'après deux heures et deux litres de sueur qu'enfin il en arracha...Une seule. Sa petite flamme de chercheur reprenait le dessus sur sa villégiature. Il voulait découvrir son secret et qui sait peut-être se racheter en produisant une colle ultra puissante et naturelle pour l'aéronautique sans passer par la case contradiction existentielle. Son corps était toujours en vacances mais plus son esprit. Internet. Commande de microscope en urgence. Dispo le jour pour sa famille, il passait ses nuits à plonger ses grands yeux dans l'infiniment petit. La petite flamme devenait feu incandescent pour enfin isoler la bonne molécule. Ce fut chose faite au bout de quelques jours mais un détail le tarabustait. Une tâche bizarre au centre de sa découverte. Grosse chatouille de curiosité, obsession sur son rôle, besoin d'élucider le mystère. Retour au job toutes les machines à fond. Extraire, isoler  synthétiser, reproduire, tester. Une fois de plus sa curiosité l'avait emmené bien loin de ce qu'il cherchait au départ. Comme souvent, les découvertes vous dépassent et vous échappent quel qu'elles soient. Il venait de découvrir une matière incroyable, une sorte de bave aux propriétés insoupçonnables qui pouvait changer le monde. Ce mollusque de rien du tout empêchait non seulement toute rouille du métal mais permettait surtout de réduire de 95% la pénétration de celui-ci dans l'eau. En humaniste convaincu il pensait à ces tankers énormes dont on pourrait réduire la consommation de carburant, un litre au lieu d'une centaine, fini les caisses à la casse avec des carrosseries quasiment increvables, une multitude d'applications toutes plus prometteuses les unes que les autres. Malheureusement la curiosité est un vilain défaut quand elle est galvaudée par d'autres. Seb fut gentiment remercié pour ces efforts par une lettre de licenciement sans aucun droits sur sa découverte, puisque salarié, comme l'inventeur de l'aspartam. L'armée se saisit du projet pour finalement badigeonner ses sous-marins et torpilles de la précieuse matière. La curiosité est une chose, mais on peut s'y brûler si l'on n'y prend garde, elle doit toujours s'accompagner de prudence au risque d'en être changée pour le meilleur ou pour le pire. Une fois assouvie elle nous modifie pour toujours, Seb l'avait oublié. Il aurait pourtant dû se souvenir d'Einstein, son dieu, à qui l'on avait aussi brûlé les ailes à coups de bombes atomiques.

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