L'impénétrable intimité des visages

luz-and-melancholy

Longtemps j'ai aimé me plonger dans les albums de famille. Je les feuilletais longuement, surtout l'été, et toujours dans l'ordre imposé par les lois de l'histoire et du temps chronologique. J'aimais à retrouver et à imaginer la vie familiale du clan Florentin, dont je faisais partie. Evidemment, chaque famille a ses secrets, et je ne prétendais pas élucider les mystères d'une intimité, que je savais troublée, par la simple observation de photographies qui répertoriaient, pour l'essentiel, des moments heureux.

Non. Ce qui me plaisait plus que toute autre chose, c'était l'insatiable curiosité qui m'emplissait chaque fois lorsque mon regard croisait celui d'un inconnu qui, par hasard, s'était retrouvé sur cette photo, et qui,  bonheur ou malheur, devenait le principal protagoniste de mes fantasmes estivaux. Je m'étonnais de l'entrée de ces inconnus dans le cercle familial. Leur apparition furtive dans un objet aussi intime avait forcément un sens occulte :  c'était comme s'ils étaient conviés au grand banquet domestique. 

Je passais ainsi de longs après-midis à détailler ces visages étrangers. C'était des heures d'une fascination ébahie et silencieuse à me demander qui étaient ces inconnus surpris au détour des clichés, et avec lesquels nous avions partagé en toute ignorance un ici et un maintenant précoces et insoupçonnés. L'idée que leur identité resterait pour toujours un mystère me captivait. D'ailleurs, ils ne pouvaient aisément se représenter quel privilège était le leur : ils avaient été choisis, par quelque circonstance surnaturelle, pour être les figurants d'une scène qui semblait sceller nos destins. 

Je leur inventais dès lors mille vies différentes, et avec, mille prénoms sur lesquels je tergiversais longtemps. Ma curiosité à leur égard était proportionnelle à l'ignorance que j'avais de leur vie réelle. Les histoires que je leur attribuais n'étaient que la résultante conjoncturelle et accidentelle de mon imaginaire, et le traitement que je leur imposais était cruel, passionné, amoureux : je  mourais d'amour pour une pose, un éclat de rire, un bijou. Dans ma folie, j'avais une connaissance profonde de ces sujets. Et dans le même temps, j'étais au désarroi, conscient qu'ils ne cesseraient jamais d'être autre chose que des fantômes sans prénom et sans âge véridique.

Je refermais l'album, perdu dans les abîmes d'une réflexion infinie. La curiosité est donc aussi inatteignable et insoluble que le temps. Ces images et les existences qu'elles me peignaient appartenaient déjà à un espace-temps révolu. Orphelin de toute espérance, je me désolais à l'idée de ne jamais rien savoir d'eux, étrangers, étranges amis. Puis je repensais à tous les albums de familles inconnus dans lesquels je devais apparaître, moi aussi. Quelle liberté et quel indiscret appétit. Je me satisfaisais d'être ici et de savoir que j'étais aussi ailleurs, plus jeune, plus beau. Dans combien d'époques, combien de lieux ? Quel infini imagier de miroirs ! Je n'en dormirais plus.


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