La petite dame du troisième (1)

ysee-louise

                                                   La P’tite Dame du Troisième

                           Opus doux-amer en trois parties - Première partie

- Viens Roméo, viens. Oh oui, tu es beau. C’est mon Roméo ça, c’est le Roméo à sa maman ! Oui, oui, du calme, du calme, on va sortir.

19h30, l’heure du chien. Comme tous les soirs, le petit carillon de son coucou suisse annonce la balade déjective. La vaisselle trempe gentiment dans l’évier : une assiette creuse, une grande cuillère et un verre orné d’un schtroumpf à demi effacé, cadeau de son petit-fils, du temps où il était petit justement et venait encore la voir. La moutarde Amora, la meilleure, c’est bien connu, parce qu’on peut garder les pots pour refaire sa collection de verrerie, à pieds, à whisky ou disneyés…il y en a pour tous les goûts. Elle chausse ses bottes fourrées, s’emmitoufle dans son vieux manteau de laine, se coiffe du dernier bonnet qu’elle vient de tricoter et saisit la laisse. Regard furtif dans le miroir de l’entrée. Elle se trouve élégante avec ce bonnet.

Elle s’était gâtée cette année. Elle avait pris le bus jusqu’au centre commercial. Dans le magasin, elle avait regardé chaque pelote une par une afin de choisir le plus beau coloris : un bleu-vert foncé, laine et cachemire s’il-vous-plait. A 89 ans, on a le droit à son petit confort tout de même ! Elle n’avait pas attendu d’être de retour chez elle pour se mettre à l’ouvrage. Les premiers rangs étaient déjà montés alors que se faufilait à l’horizon l’arrêt de son quartier. Seulement deux jours devant elle, pas de temps à perdre. Un coup de folie, vraiment, c’était bien elle ça, décider de partir à l’autre bout de la ville en pleine neige rien que pour acheter du fil à tricoter ! A peine rentrée chez elle, les trois étages péniblement gravis, elle s’était installée dans son fauteuil. Et clic clic clic, les aiguilles n’avaient cessé de se croiser, toute la soirée, puis toute la journée. En fin d’après-midi, c’était terminé : un beau petit ensemble tout doux, bonnet, écharpe et mitaines, vert-canard.

Le lendemain matin, elle s’était réveillée de fort bonne humeur. Elle se rappelait avoir conservé le papier d’emballage de la grande boîte de chocolats « Champs Elysées » offerte par la ville avec le coli de Noël. Elle le débusqua au fond du placard à chaussures. Elle en emballa précieusement son charmant petit ensemble et déposa le paquet au pied de son sapin. C’était sa résistance à elle, contre la solitude et la mort : chaque année, elle sortait l’arbre en plastique de sa boîte et le décorait. L’épicéa artificiel et les guirlandes usées par le temps perdaient leurs épines pareillement, mais elle se disait que ça lui ressemblait, et qu’ils tiendraient le coup avec elle, comme elle, jusqu’au bout ! Elle avait passé une bonne partie de la journée à faire son ménage, Roméo la regardant s’agiter d’un air interloqué.

- On ne sait jamais Roméo, des fois que le Père-Noël passe et me trouve à son goût ! On ne voudrait pas faire mauvaise impression auprès du Papa Noël, n’est-ce pas mon petit toutou adoré ? Il est à qui le toutou ? A sa mémèèèèèèèèèèèèère. Allez, viens faire câlin, viens. Mais après tu me laisses passer le balai, hein Roméo. C’est bien, c’est un bon chien ça, oui, bon chien…

A 18h00, comme tous les jours, elle s’était attelée à l’épluchage des légumes pour la soupe. 18h05 : Questions pour un champion. Pas loupé une émission depuis…depuis…oh bah aucune idée, mais à l’époque, son Marcel était encore vivant, c’est dire si ça datait. Rapide aller-retour à la cuisine pour mettre à cuire dans la cocotte minute, le tout étant de ne pas louper le coche.

- Et le gagnant de cette première manche remportera cette maaaaaaaaaaagnifique encyclopédie illustrée de plus de 1000 spécimens, la dernière née des Editions Larousse et non des moindres : Paaaaaaaaaassion Mycologie ! De toutes les formes, de toutes les couleurs, les champignons fascinent par leur diversité. Présents dans de nombreux milieux, c’est en forêt qu’ils sont les plus abondants. Partons à la découverte de ce monde faaaaaaascinant resté encore un peu mystérieux…

 

 Ah là là, ce Julien Lepers, quelle culture, dommage qu’il soit gay, le gendre idéal. Au moins, avec lui, sa fille serait peut-être restée près d’elle, au lieu de partir comme ça sur un coup de tête à l’autre bout du monde. Le rêve américain c’est bien beau, mais c’est loin. Et ça fait des petits enfants qu’on ne comprend pas lors du coup de fil annuel tellement ils semblent mâcher du chewing-gum en baragouinant leur franglais d’outre-Atlantique. 18h45, générique et moulinette de chez Moulinex, fidèle depuis plus de 40 ans, et oui ma bonne dame, on n’en fait plus des comme ça de nos jours ! Le secret : la rincer immédiatement après usage pour que les aliments ne collent pas à la grille. 19h00, repas, petits morceaux de pain émiettés dans la bonne soupette. Yaourt nature au bifidus, il parait que c’est bon pour les intestins, un par jour qu’ils disent à la télé.

19h30, l’heure du chien. Mais pour une fois, Roméo patienterait un peu. C’était Noël, elle avait droit à son cadeau. Deux paquets attendaient sagement sous le sapin, un grand et un petit. Elle les regarda non sans émotion et s’en saisit. Elle s’installa ensuite confortablement dans son fauteuil marron-sky-élimé et attira son vieux compagnon contre elle.

- C’est pour qui le cadeau. Hein c’est pour qui ? Mais oui, tu sais que c’est pour toi ! Tu as été sage cette année. C’est un gentil chien ça, oui, oui, un gentil chien. Le papa Noël il a pensé au gentil chien à sa maman. Oh, mais qu’est-ce que c’est ? Regarde, tes biscuits nonoss préférés. Tu es content, oh oui, tu es content. Il est content le Roméo à sa mémèèèèèèèèèèère ! Oui oui, tiens, attend, il faut que j’ouvre la boî-boîte. Voilà, il est bon le nonoss. Et maintenant, c’est maman qui va ouvrir son cadeau. Et oui, elle aussi elle a été gentille. Oh, mais qu’a bien pu lui apporter le Père-Noël ? Oooooh, comme c’est beau ! Regarde Roméo le ravissant petit ensemble en tricot vert-canard. Tu vois, maman va être toute belle pour te sortir ce soir ! Allez, viens, on y va…

Le bonnet bien arrimé sur la tête, les mitaines agrippées à la petite laisse en cuir qui fut rouge en son temps, la moitié du visage emmitouflée dans sa belle écharpe, elle tourne deux fois la clé dans la serrure et sort, suivie de Roméo qui connait le chemin par cœur. Bien qu’âgé lui aussi, il descend les marches plus rapidement qu’elle et l’attend à chaque palier. Branle-bas de combat, tintamarre et grondement de tonnerre : la famille du dessus au grand complet dévale les escaliers. Les deux garçons en tête, crient et rient à tue-tête, engoncés dans leurs habits de fêtes, les cheveux brillants de gomina. Ils se ruent sur Roméo qui s’est arrêté à mi-chemin entre le troisième et le deuxième étage.

- Doucement les enfants !

Voix tonitruante du père faisant son apparition, homme-Roberval portant au côté cabas-géant en guise de hotte contrebalançant la jolie princesse de 5 ans suspendue à son autre main. Elle arbore fièrement sa robe blanche de dentelle dont les vagues floconneuses dépassent de sa doudoune argentée. Quelques nattes perlées multicolores s’échappent de sa cagoule rose bonbon bon marché auréolant un large sourire destiné à sa voisine du dessous. Elle l’aime bien la vielle dame du troisième. Elle est gentille la vielle dame du troisième, et pis elle a toujours des bonbons dans sa poche.

- Bien le bonsoi’ Madame G’avier !

Ah là là, jamais elle ne s’y ferait à ces accents des colonies. Mais où avait elle mis les bonbons ? Ah oui, la poche gauche.

- Bonsoir monsieur Neudiayé. Vous voici bien chargé. C’est vous le Père-Noël cette année ? Tiens petite, j’en ai gardé un rose exprès pour toi. Tu donneras les autres à tes frères.

En guise de « ho ho ho », le papa-Noël-du-quatrième tempête à travers la cage d’escalier :

- Les ga’çons, vous avez dit bonjou’ à madame G’avier ? Vous zavez pas dit bonjou’ à madame G’avier ! Kévin, B’aian, dites bonjou’, et laissez ce chien t’anquille !

Les deux ga’çons se retournent à peine, absorbés par les léchouilles du toutou qui les connait bien. Ils lâchent tout de même un vague salut sonore et retournent derechef à leur chahut canin.

Le Père-Noël-Roberval profite des salutations pour faire une pause et attendre son épouse qui arrive, doucement mais pas très surement, chancelante sur ses talons qui rivalisent de hauteur avec sa coiffe de fête. En harmonie parfaite avec son conjoint, elle est, elle aussi, lestée de chaque côté, par deux cosys contenant respectivement un clone du petit être de l’autre main. Petits…petits ? Poupons joufflus pesant leur poids de chocolat, la mère souffle, souffle…encore trois étages à descendre, et autant à remonter au milieu de la nuit ! Petit sourire et bonsoir expiré à la hâte : elle ne veut pas s’arrêter dans son élan de peur de rester tétanisée sur place par l’effort.

Madame Gravier leur souhaite de bonnes fêtes en les regardant s’éloigner. Les voyant disparaître, elle croit entendre la petite questionner son père :

- Papa, pourquoi la dame elle t’appelle toujours monsieur Neudiayé ? On s’appelle pas Neudiayé, on s’appelle N’diaye !

  • Aurai-tu rencontré ma grand-mère ? ^^
    Vraiment c'est très bien écrit, on a envie d'en savoir plus, une chance pour moi que la suite soit déjà là :)

    · Il y a presque 14 ans ·
    Default user

    j00

  • vite la suite !!

    · Il y a presque 14 ans ·
    Sans titre

    agathe

  • hi hi, merci Lapoisse, me mettre dans la peau de Julien Lepers fut un réel moment de bonheur pour moi, j'en ai toujours rêvé ( ;-) ) Allez, dans ma grande générosité je te mets un exemplaire de Passion Mycologie de côté pour tes étrennes. Oui, j'ai beaucoup de tendresse pour toutes les madames Gravier de nos immeubles. bises de fêtes à tous!
    Euh, Daniel, sans doute plussoyez-vous,néanmoins, j'attends moi aussi la suite d'un certain texte...Je veux savoir ce qu'il advient de notre héroïne dauf'!!!

    · Il y a presque 14 ans ·
    Xgk 2125 orig

    ysee-louise

  • j'attends moi aussi le deuxième épisode
    merci

    (comme un feuilleton ..:-) )

    · Il y a presque 14 ans ·
    Img 0012

    ristretto

  • J'adore, Ysée-Louise. Superbe histoire et un thème qui m'émeut toujours. (ps: :) T'imites bien Julien Lepers)

    · Il y a presque 14 ans ·
    Mn 35 orig

    lapoisse

  • je plussoie à l'impatience des lecteurs ici présents: La suiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiite !

    · Il y a presque 14 ans ·
    Default user

    Daniel Macaud

  • Superbe Ysée Louise. Un texte sensible et plein d'humour servi par une très belle écriture ! Une lecture coup de cœur, vivement la suite !

    · Il y a presque 14 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • La suite est en cours d'écriture, même si l'histoire est déjà toute entière dans ma caboche. Elle ne cesse de faire toc toc à mon petit cerveau pour se transformer en mots. Mais patience, l'écriture a besoin de prendre son temps ;-)

    · Il y a presque 14 ans ·
    Xgk 2125 orig

    ysee-louise

  • Une petite dame du troisième tellement vraie et attachante.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Avatar orig

    Jiwelle

  • J'adoooooore. La suite please Ysée-Louise !!! Je suis pêchée à tes lignes.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Extraterrestre noir et blanc orig

    bibine-poivron

  • Non, c'est un sourire très tendre

    · Il y a presque 14 ans ·
    Arbre orig

    pointedenis

Signaler ce texte