La petite dame du troisième - deuxième partie

ysee-louise

Voici la suite de cet opus en trois partie. La reprise du travail et la fièvre de ma Lili ne m'avaient pas permis d'écrire correctement depuis. Mais il faut dire aussi que mademoiselle ma fille squate maintenant mon petit compagnon d'écriture pour écrire ses propres textes..ah la jeunessssssssssssse!!!

 

 

                                                        Deuxième partie

 

Le grondement de la famille colorée du quatrième s’amenuise et meurt. La petite dame entame la descente à son tour. Roméo la regarde en remuant sa queue, croupe frétillant au ralenti de son âge avancé. Il attend qu’elle arrive sur le palier intermédiaire pour se remettre en marche. Dans le calme soudain, une musique légère flotte jusqu’à elle. Lorsqu’elle atteint le palier du deuxième étage, la lumière s’éteint brusquement. Une voix cristalline tintinnabule doucement dans son sonotone.  A tâtons, elle trouve l’interrupteur qui n’a plus de veilleuse depuis longtemps. Au moment où elle presse le bouton, des applaudissements étouffés lui parviennent depuis l’appartement 2b à sa gauche. Monsieur et madame Garcia ! Elle se souvient qu’ils avaient emménagé peu de temps après eux… en quelle année déjà ? Oh bah aucune idée, mais à l’époque, évidement, son Marcel était encore vivant, c’est dire si ça datait.

Ils s’étaient croisés dans l’escalier le jour de leur emménagement. De retour du marcher, elle portait la viande et le pain, son mari, comme toujours, le lait, les fruits et les légumes. Marcel avait spontanément proposé son aide au petit méditerranéen rondouillard, dégoulinant et rougi par l’effort. Madame Gravier, après un échange de regards entendus avec son homme, les avait invité à partager leur dîner au troisième lorsque les trimbalages de caisses seraient terminés. La pauvre jeune-femme semblait près du terme, une bonne soupe revigorante serait le réconfort de l’effort. Cette toute première invitation initia une ribambelle de thés et de déjeuners, diners et autres pique-niques. Les enfants grandissaient et jouaient ensemble, les aînés s’occupant des petits. Les hommes tapaient le carton ou commentaient le journal en partageant leurs paquets de gauloises bleues pendant que les femmes terminaient de faire la vaisselle et s’affairaient à leurs ouvrages du moment.

Une entente cordiale s’était installée entre madame Garcia et madame Gravier. Amies, on ne saurait le dire, mais habituées l’une à l’autre, oui. Les hommes, eux, s’entendaient comme larrons en foire et s’éclipsaient régulièrement, abandonnant femmes et enfants pour s’adonner à leur passion éthylique commune.  Ça, pour boire, ils buvaient, on peut même dire qu’ils avaient une sacrée descente ! Combien de temps tout cela avait-il duré ? Oh bah aucune idée, mais à l’époque, évidement, son Marcel était encore vivant, c’est dire si ça datait…

Les dimanches en famille…c’est toujours beau les dimanches en famille, quand on a une famille. Comme chaque fin de semaine depuis quelques temps, les messieurs avaient laissé les dames dans un des deux appartements pour aller au bistrot. Les enfants avaient grandi et passaient leurs après-midi on ne sait où, à courir les jupes légères, ou à se laisser courtiser (fille/garçon, c’était selon). 18h00, heure du retour des deux rougeaux alcoolisés. Les femmes s’impatientaient au troisième, se tenant compagnie poliment malgré leur manifeste manque d’amitié réciproque. Tambourinement et grondement de tonnerre. Les deux non-amies avaient sursauté de concert, se demandant quel diable tentait ainsi d’enfoncer la porte. C’est madame Gravier qui alla voir. Elle était chez elle, c’était bien normal.

Cette image resta gravée de longues, longues années en elle, venant la hanter dans ses nuits insomniaques : le visage dégoulinant et suintant de monsieur Garcia, encore plus rouge qu’à son habitude, difforme et abject dans l’œilleton de la porte. Elle ouvrit précautionneusement, chercha son mari du regard, fouillant la cage d’escalier et le pallier, les battements de son cœur s’accélérant à mesure qu’elle constatait l’absence. Elle ne prit pas le temps d’écouter les bafouillages incompréhensibles et nauséabonds de l’ivrogne. Elle dévala les marches quatre à quatre pour découvrir le voisin du premier étage affairé à couvrir tant bien que mal d’une couverture le corps rompu. L’image lui sembla surréaliste. Son cerveau eu besoin de quelques secondes pour analyser les informations contradictoires transmises par ses yeux. Les membres formaient des angles étranges et la petite auréole rouge changeait de forme, tel un tableau mouvant.

Après le rouge, le blanc. Le seul souvenir qui lui restait du départ de son mari fut son réveil chez les gens du premier qu’elle ne connaissait que de vue. De gentilles personnes âgées qui avaient pris soin d’elle lorsqu’elle avait perdu connaissance. Réaction étrange, après les funérailles, monsieur et madame Garcia avaient cessé leurs visites hebdomadaires. Leurs échanges se résumèrent peu à peu à de vagues salutations devant les boîtes aux lettres. Mais finalement, madame Gravier ne s’en porta pas plus mal. Elle prenait le thé de temps en temps avec les voisins du premier. Les enfants étaient partis faire leur vie…elle en avait du temps le dimanche et le samedi… Visites de plus en plus espacées, pour se réduire à peau de chagrin, les fêtes. Enfin, ça, c’était avant, avant que son fils ne déménage dans le sud. Il passait maintenant les fêtes dans la famille de son épouse, à Nice, c’est tellement plus chic qu’à Goussainville… Et sa fille…, sa fille avait suivi un jour son amoureux vers les Amériques. Maudits ricains ! Quand était-ce déjà ? Oh bah aucune idée. Son Marcel, peu de temps avant, s’en était allé dans les escaliers, c’est dire si ça datait…

A bien y repenser, la vie était bien étrange. Tous ses proches étaient loin, sous ou à l’autre bout de la terre. Quand aux personnes juste à côté, plus exactement, juste en dessous, elles n’avaient jamais été si distantes. Passer toutes ces années dans le même immeuble avec des gens qui ont partagé tant de vos repas sans plus aucune relation avec eux qu’une indifférence polie et compassée lui parait tout à coup, en ce jour de fête, d’une tristesse infinie. La lumière s’allume sur le palier du deuxième. La petite fille reprend sa chanson. Madame Gravier, écoutant les petites notes maladroites, se dit que c’est peut être un signe, l’occasion de renouer avec ce qui a été brisé. Elle respire profondément, range sa fierté dans un petit, tout petit coin de sa tête, très très loin au fond, et s’apprête à toquer. C’est Noël, elle est toute seule avec son chien. Elle s’est fait un cadeau à elle-même car Roméo ne sait pas emballer ni faire les frisouillis des rubans. Pourquoi ? Pourquoi rester seule alors qu’à l’étage en dessous la chaleur et la joie rayonne jusque sous la porte ? Sa vilaine fierté s’échappe de sa petite boîte en matière grise. Elle s’échine à la remettre à sa place.

Un jappement léger la délivre soudain de son combat intérieur. Son chien demande à continuer la descente. La nature reprend ses droits. Il y a des urgences urinaires dans la vie qu’on ne peut sacrifier à son propre petit bonheur égoïste. Après tout, elle aurait sonné et puis quoi ? Quelle prétention de penser qu’ils l’auraient accueilli les bras et le cœur grands ouverts alors qu’elle les dérangeait en pleine réunion de famille ! Un aiguillon la piqua là, juste sous le coeur. Mais elle se reprit. Son petit toutou avait besoin d’elle : la déjection canine n’attend pas …

- Oui, oui, j’arrive Roméo, j’arrive … Mais Dieu que tu es impatient ce soir ! Ah là là, tu crois que je suis encore alerte. Tu ne vois pas mes rides ni mes cheveux blancs toi ! Mais oui, c’est l’amooooooooooooour à sa maman ça, c’est un bon chien ça. Allez, va, va, arrête de faire le fou. Je te suis, j’arrive, ne t’en fais pas. 

La porte de droite du premier étage s’ouvrit brusquement. Le chien sauta sur le jeune-homme qui riait aux éclats en lui grattant les flancs.

- Joyeux Noël Roméo ! Joyeux Noël Madame Juliette !

Il ne l’avait jamais appelé autrement que « Madame Juliette ». Leur première rencontre, devant le bac à sable de la résidence, il y a trente ans, coïncidait avec son départ à la retraite. Elle savourait ses premiers congés d’été qui ne précédaient pas un pénible retour à l’usine. En chemin vers la boulangerie, elle avait été tirée de ses pensées par une voix fluette qu’elle n’avait pas compris tout de suite :

- ‘a baye, ‘a baye !

Un garçonnet d’environ deux ans tendait désespérément le bras à travers le grillage du square, essayant vainement d’atteindre son ballon. Elle le ramassa et le lui tendit.

- Tiens.

- è’ciiiii !

- Je t’en prie mon garçon. Comment t’appelles-tu ?

- Daaaaaaaaaaavid.

- Et bien, enchanté de faire ta connaissance David. Moi je m’appelle Juliette. Amuse-toi bien avec ton ballon. Au revoir.

- ‘voir ma’ame ‘uyette !

 Ce fut le début d’une complicité qui résista aux affres de l’adolescence et à leur si grande différence d’âge. Elle l’avait aidé à faire ses devoirs, gardé quand la maman avait des rendez-vous importants, écouté ses peines de cœur et ses rêves… Aussi s’était-elle réjouit lorsqu’il lui avait annoncé, deux ans plus tôt, qu’il s’installait dans l’appartement du premier avec sa compagne.

- Joyeux Noël mon petit David ! Roméo, du calme Roméo. Laisse un peu David tranquille ! Ah, c’est ton copain hein, oui oui, je sais que c’est ton copain. Allez, assis Roméo, assis ! C’est bien mon chien !

- Vous êtes en retard madame Juliette. Moi qui attendais votre passage pour 19h05 ! Hé hé, je vous guettais par le judas et je m’inquiétais un peu je l’avoue. J’ai vu toute la famille du quatrième passer en trombe et je me suis demandée ce que vous faisiez. Mais heureusement vous voilà…j’ai un petit quelque-chose pour vous et pour Roméo ! Attendez-moi, j’en ai pour un instant…

- Oh, comme c’est gentil mon petit David, il ne fallait pas. Mais hélas il faut que je file car je suis en retard pour la promenade de Roméo et tu sais, il n’est plus tout jeune, il va faire dans le hall si je n’y prends garde !

- Hi hi, je comprends, je comprends. Oulàlà, je ne voudrais pas que le syndic fasse encore une syncope par ma faute ! Allez-y vite, mais avant, promettez que vous sonnerez à ma porte à votre retour !

- C’est promis mon petit, c’est promis !

David claque un énorme baiser sur la joue de sa vieille amie.

- Attention mon David, ta Louise va encore faire sa jalouse si tu continues de m’embrasser comme du bon pain !!!

Madame Gravier fait demi-tour pour reprendre sa descente, un sourire léger flottant sur ses lèvres minces. Le jeune-homme attend qu’elle ait complètement disparu de son champ de vision pour refermer sa porte tout à fait.

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