La valise rouge

Anne S. Giddey

          Plus l’arme s’appesantissait sur sa tempe brûlante, plus sa tête était vide, légère. La peur lui avait pompé le sang, martelé les tympans, tordu les tripes jusqu’à faire craquer sa vessie. Bestialisé par ce qui suintait de lui, sueur, urine et larmes, il s’était soudain senti étonnamment puissant. Il n’avait rien tenté de cacher, sauf les sanglots. A présent, la terreur était derrière. Elle lui semblait d’un autre âge. Du haut de ses treize ans, il avait compris qu’il ne servait à rien de se battre contre le flingue glacé. Même si le professeur posait des questions, il n’existait à l’évidence aucune réponse correcte. Au moment où Tristan avait saisi que le jeu était truqué, il s’était détendu d’un coup. Il n’avait aucune chance…

- Qu’est-ce que tu vois ? Réponds ! lança une fois de plus le professeur.

Tristan regarda le tableau en face de lui. Il devinait qu’il s’agissait de la reproduction d’une œuvre célèbre. C’était le grand bleu. En haut à droite clignotait une lueur rouge, diffuse, qui voltigeait au bout d’une ficelle comme un cerf-volant. Tristan avait déjà galvaudé les réponses les plus évidentes : la mer, le ciel. Un lâcher de ballons…

- Mais non ! Ce n’est pas du tout ce que l’artiste a voulu dire. Regarde encore, mais regarde vraiment ! Pas seulement avec tes yeux, secoue-toi ! Renifle ce bleu, touche-le ! Écoute-le !

Tristan avait parlé de l’ovni là-haut, comme un code rouge qui pulsait dans le grand bleu. Il pensait à ces journées d’été avec son père à ferrer le poisson dans l’étang. Des poissons de vase même pas comestibles qu’ils remettaient à l’eau pour pouvoir continuer à pêcher. Dans sa tête, Tristan ruminait treize étés de vacances aussi coriaces que celles qui venaient à peine de se terminer… Il s’était réjoui de la rentrée scolaire. A présent, il était presque mort. Le peintre avait ferré une lumière rouge dans le ciel, un écarlate volatile. Pris au piège de la volonté de l’artiste, l’écarlate palpitait. S.O.S.

- Alors ? Je te préviens, c’est ta dernière chance. A partir de maintenant, la roulette russe commence. A chaque réponse, j’appuie sur la gâchette. Jusqu’à la balle.

Tristan respira calmement.

- Salut ! dit-il en s’adressant au tableau. C’est la première fois que je te vois et peut-être bien la dernière. Je suis content de t’avoir rencontré. Je sais pas trop si tu me fais penser à la liberté ou à la prison. J’aurais préféré que tu sois une jolie fille plutôt qu’un grand bleu. Si tu avais pu être une femme nue en plus, ça m’aurait plu…

- Tais-toi ! lui jeta le professeur d’un ton glacial. Tu l’auras voulu.

La détonation retentit, assourdissante, ressuscitant un public clairsemé, soulagé de voir apparaître à l’écran le mot « fin ». Chiara était pétrifiée sur son siège, blême. Mais pourquoi s’était-elle enfilée dans cette expo bizarre ? Une projection dans les sous-sols d’une gare… Quand elle avait vu l’affiche, elle avait trouvé l’idée amusante. En s’avançant dans ce souterrain improbable qui ressemblait à une vieille carrière à peine dégagée, elle avait eu l’impression de pénétrer dans l’antichambre des catacombes. C’était merveilleusement inquiétant… De toute façon, son train partait dans plus d’une heure et elle détestait patienter sans rien faire. A présent, elle rasait les murs humides en remontant à la surface du quai. A chaque pas, elle avait l’impression que quelqu’un allait surgir avec un flingue, le lui coller sur la tempe en soufflant dans son cou : « Qu’avez-vous pensé de ce court métrage ? Vous avez trente secondes pour trouver quelque chose d’intelligent à dire. » Machinalement, elle remit en place l’unique mèche rebelle qui rompait l’ordre de ses cheveux noirs. Un réflexe familier qui fit entrer une bouffée d’air frais dans sa cage thoracique. Elle faisait face à une baie vitrée, voie F, Gare de Lyon. Au-dessus de sa tête, l’immense verrière aux entrelacs métalliques ressemblait à une cage pour perruche géante. Entourée de grelots et de miroirs, hypnotisée par son reflet, Chiara se lissait les plumes comme un volatile idiot ! Et cette gare, qui se riait d’elle à gorge déployée… Fille d’immigrés qui avait brillamment matérialisé les attentes de sa lignée familiale, la lutte ne l’épuisait pas. Bien au contraire, elle la galvanisait ! Elle était despotique avec elle et les autres, consciente de son déclin… Les années passaient et commençaient à la presser aux fesses. Dans sa beauty box, les cocktails hormonaux contre les effets indésirables de la ménopause avaient remplacé les pilules contraceptives. Il y avait pire... Le corps a ses décrépitudes que même l’argent peine à combattre. Pourtant, plus l’âge s’acharnait à lui marcher dessus, plus elle relevait fièrement le menton… Conquérante, le regard bien planté au-dessus de la ligne d’horizon, c’est ainsi qu’elle tomba un peu par hasard sur son train, le Paris - Turin de 20:38. Un soupir discret, le moelleux d’une première classe, Chiara laissa d’un coup se détendre muscles et méninges. Au moment où ses triturations mentales s’arrêtèrent, l’image de la valise s’imposa. « Quelle conne ! » Elle avait oublié d’aller récupérer sa valise à la consigne… Un frisson sismique emporta son visage, le plissa comme une terre meuble, le vieillissant à outrance, Chiara était prodigieusement contrariée ! La valise lui importait peu, mais elle avait connu une faille, un oubli. Jamais elle ne l’avouerait devant ses collègues à son arrivée à Turin. Sept minutes… Si elle descendait maintenant, elle risquait de rater le départ. En se penchant par la vitre, elle aperçut une jeune femme faussement désœuvrée, un chien sur les talons.

- Eh, s’il te plaît ! J’ai oublié ma valise à la consigne. Va me la chercher, tiens le ticket ! Si tu me la ramènes à temps, tu auras une bonne récompense ! Comment tu t’appelles ?

La jeune femme hésita avant de répondre finalement d’une voix grave :

- Camille…

- O.K. Camille, tu as sept… Non, plus que six minutes !

Chiara sourit en annonçant le compte à rebours comme une sentence, cette histoire commençait à l’amuser. Contrairement à Camille, que son sourire agaça. La jeune femme et le chien restèrent un instant en suspens, mais Chiara dégageait quelque chose qui rendait le non difficile à articuler. Camille entrouvrit la bouche sans succès. Le chrono tournait, la poussant vers la seule option possible : courir ! Elle arracha le ticket des mains de Chiara et détala, son chien sur les talons. Un parcours de boule de bowling dans un jeu de quilles humaines. Le casier, le code, la porte qui s’ouvre sur une grosse valise de cuir rouge. Camille resta complètement hébétée devant « la chose ». Comment pouvait-on oublier une telle valise ? Elle s’attendait à un bagage léger, quelque chose d’aussi désinvolte que le sourire de la voyageuse, c’était un mastodonte ! En une fraction de seconde, le cerveau de Camille partit dans toutes les directions. Laisser la valise ici ? La voler et revendre tout ce qui avait un prix ? Quatre minutes plus tard, elle déboulait sur le quai, la grosse valise rouge couinant derrière elle. En tout, sa course avait duré trente secondes de trop et le train s’ébranla sans pitié. Le visage de Chiara, penché au-dessus de la vitre, disparut très vite dans un flou chronique.

- Samedi prochain, sur le quai du Turin - Paris ! cria Chiara de loin.

Camille s’arrêta tout net. Samedi prochain ? Elle avait attrapé le ticket, couru pour rejaillir dans la marée humaine, s’était défaite de la tentation de ne pas revenir, et ce n’était pas assez ? Une main invisible la saisit à la gorge. Toute sa vie se résumait à ça… Quoi qu’elle fasse, ce n’était jamais suffisant ! Les derniers wagons du Paris - Turin la dépassèrent dans une stridence métallique, laissant les rails à nu. Camille était seule sur le quai, son chien le cul par terre et « la chose »… Elle se retourna pour regarder la valise droit dans le cuir. Dès cet instant-là, elle se mit à la haïr. Ce lourd bagage luxueux et parfumé allait prendre racine dans son studio confetti, engorger ses pensées, ronger son intégrité morale comme un os à moelle, dimanche, lundi, mardi… En passant près de la baie vitrée devant laquelle Chiara s’était recoiffée peu de temps auparavant, Camille ne tourna pas la tête. Les miroirs ne l’intéressaient pas, elle avait pris l’habitude de ne jamais leur faire face. Que pouvaient-ils donc lui renvoyer d’elle si ce n’est toujours le même constat : « Quoi que tu fasses, ce n’est jamais assez ! » La baie vitrée renvoya pour personne l’image d’une jeune femme légèrement voûtée, une valise sur les talons. Son regard bleu était déchiré par un point rouge dans l’œil droit, diffus. Un petit vaisseau sanguin avait éclaté pendant la course. Un chien à la race indéfinissable suivait de loin, comme intimidé par le nouvel appendice de sa maîtresse. L’animal à roulettes était-il un rival, allait-il prendre sa place sur les talons de Camille ?

Tous les soirs à 21:03, une rame de métro partait de la Gare de Lyon pour la Grange-Batelière. Une rame obscure, dépouillée. La Grange-Batelière ? Personne ne va là-bas, aucun plan de métro ne mentionne d’ailleurs l’existence de cette station. Seuls quelques initiés attendaient avec impatience cette rame fantôme qui s’enfonçait dans les entrailles de la cité, jusqu’aux rives de l’autre Paris, le souterrain. C’était un autre monde et le même à la fois. Une ville liquide et nauséeuse qui suivait en miroir l’alignement des rues, la croisée des artères. Des kilomètres de galeries, de canaux et de voies ferrées. Des travées inondées, des égouts, des lacs et des rivières. De l’eau noire. Les deux faces d’une même réalité. Au-dessus, ricochant à l’air libre, jaillissante, se déployant dans sa verticalité urbaine, Paris. En dessous, apnéiste, infiltrée, s’épanchant dans une lascive horizontalité, Paris. Camille frissonna quand la rame s’arrêta devant elle, larguant dans son sillage un courant d’air tiède et une odeur de caoutchouc grillé. « Grange-Batelière, Grange-Batelière. » Au-delà, la mer.

 

A suivre...

Signaler ce texte