L'apprentissage du pouvoir

Elsa Saint Hilaire

L’apprentissage du pouvoir…


Manuel a le cœur qui saigne. À peine rentré de Cilicie où son père l’a préféré à son frère aîné dans la succession à la tête d’un empire déjà affaibli, le voici maintenant confronté à une triple menace. Les normands lui ont ravi la Sicile, les Turcs Seldjoukides ont fait de même en Anatolie et la plainte des olifants des armées croisées implantées dans les Etats latins d’Orient agace ses oreilles. Assis sur le trône de Salomon, dans la grande salle de La Magnaure, il observe l’émissaire de Raymond de Poitiers, prince d’Antioche. L’homme est râblé et transpire par tous les pores de la peau. Ni les ciselures de la coupole, ni la magnificence et les charmes des statues animées, des oiseaux qui chantent et des lions qui rugissent, ne ravissent son âme. L’ample chasuble qui remonte jusqu’au col, et la coiffe en forme de galette qui enserre ses boucles noires rebelles ne masquent pas les traces de son origine amazigh. Il tient à la main une dépêche et sa main tremble. L’homme est-il là pour ébranler son jeune pouvoir et craint-il pour sa vie ? Qu’il est cruel de devoir se méfier de chacun et leur prêter de funestes desseins!

Manuel soupire… Est-il encore temps de rétablir Isaac, son frère, sur le trône ? Les dernières paroles de son père à l’agonie résonnent à son oreille : Byzance ne saurait souffrir d’avoir un maître en la personne d’un musardeau, d’un cancre incapable de retenir les canons de la grammaire antique tels que Choiroboskos les a enseignés. Qu’Isaac affiche sa sottise est une chose, mais qu’il préfère intra muros s’adonner aux langueurs pédérastes et s’enivrer aux épais vins grecs d’Hypocras plutôt que consacrer ses heures aux destinées de l’Empire, le vieil homme ne pouvait s’y résoudre. Seul Manuel affichait assez de trempe et de courage pour calandrer l’héritage de Justinien, de détermination et d’intelligence pour restaurer dans sa gloire passée Byzance et réaffirmer sa suprématie du monde méditerranéen. « Tu es le seul candidat que ma raison, mon âme et mon cœur désignent » avait murmuré le vieillard dans un dernier souffle. Qu’il est pesant de devoir se plier au caprice paternel, fut-il un empereur!

Pourtant, Manuel doute et hésite… il connaît d’avance les visées de Raymond de Poitiers et lire la dépêche de l’émissaire ne lui apprendra rien. Ses espions sillonnent le royaume et Raymond, dévoré d’ambition, a le verbe haut et facile. Il veut, nul besoin d’être prophète, pour sa part et unique part, la Cilicie. Se départir de cette contrée et renoncer à la volonté de son père… plutôt crever ! Mais Manuel avait sucé très jeune le lait philosophique de Pyrrhon et souffrait parfois de faiblesse aporétique. Fallait-il se montrer radical, finasser ou tenter le dialogue ? Allait-il comme son premier maître à penser voyant un arbre sur son chemin, ne pas détourner sa route, faute de certitude concernant la réelle existence de l'arbre ?  L’émissaire et la dépêche ne sont pourtant pas illusion d’optique. La menace est là devant lui et il doit trancher dans le vif. Qu’il est douloureux de forcer sa nature et de douceur d’âme, sombrer en bellicisme !

Manuel se demande ce que ferait Anne… Anne Comnène, sa tante, qui dès son plus jeune âge, méprisant les travaux de quenouille et tenant la dragée haute à toute l’aristocratie byzantine, a cru pouvoir infléchir le cours de l’Histoire. Pas une bigote, ni une grenouille de bénitier plongée dans les Saintes Ecritures, mais une femme bien mieux versée que lui en philosophie, experte en rhétorique et en mathématiques, si proche d’Aristote et de  Psellos. Il lui envie ce culot et cette mâle assurance qui l’ont conduite à s’opposer farouchement à son propre père s’attirant la haine impériale et qui depuis sept ans vit recluse en un couvent. Anne, il en est certain, n’hésiterait pas et condamnerait à l’exil en l’île de Lemnos ce foimenteor de Raymond. Qu’il est angoissant de se soustraire aux conseils avisés d’un aïeul et assumer seul sa décision!

Manuel se décide… On murmure que les musulmans commencent à s’organiser en contre croisade et que la ville d’Édesse sera leur première cible. Le choix est risqué, mais en laissant les hérétiques s’emparer du Comté, il y a fort à parier que Raymond cherchera alliance auprès de l’Empire et fera nouveau vœu d’allégeance. Il suffit parfois d’un peu de patience et de goût de l’intrigue pour bien gouverner. Qu’il est hasardeux le chemin qui mène à la gloire, mais qu’il est enivrant le parfum du pouvoir !

Manuel sourit à l’émissaire, enfin sûr de son fait.

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