Le cairn

Sy Lou

Souvenir de randonnée

Je suis inquiète… Voilà déjà un moment que le brouillard m'a engloutie. Je baigne dans un univers ouaté mais humide qui assourdit chaque bruit, chaque pas et vole même jusqu'à l'écho de ma voix. Un quart d'heure plus tôt, la montagne, baignée de la chaleur lumineuse du soleil, m'incitait à flâner, à m'asseoir dans les flaques vertes d'une pelouse de plus en plus erratique au fur et à mesure que je m'élevais en altitude.

Puis, un nuage s'était formé. Très rapidement, il s'était dilaté pour tout ensevelir. Je me sentais décontenancée, cela s'était passé si vite… Je n'avais pas eu le temps de prendre mes repères visuels.

J'évolue désormais dans un monde uniquement minéral, je dois traverser à vue les pierriers à flanc de montagne pour retrouver au-delà un chemin bien tracé.

J'écarquille mes yeux pour repousser les limites imposées par le brouillard. Il va sûrement se dissiper aussi vite qu'il est arrivé. Je fais volte-face pour me rassurer. Mais l'évidence ne me laisse aucun doute : je suis bel et bien sa prisonnière. Quel que soit l'endroit où se porte mon regard, au-dessus, à gauche, de l'autre côté, je suis aveugle.

Je perds toute notion d'espace : n'avais-je pas noté mentalement, la présence proche d'une barre rocheuse à contourner impérativement pour éviter le plongeon ? Je finis par ne plus savoir si je monte ou maintiens la même trajectoire. Même le temps s'estompe et je ne parviens plus à décider, dans ces camaïeux de gris et de blanc, si c'est encore le jour ou déjà le crépuscule.

Des gouttelettes en suspension se déposent froidement sur mes bras dénudés, mes cheveux arborent de minuscules perles diaphanes. Je frissonne. Chaque respiration m'oblige à inhaler cette brume mouillée, elle glace mes poumons, prend possession de tout mon être, m'a digérée. Un enfer blanc qui m'absorbe.

Je sens s'insinuer et monter le long de mes membres un sentiment qui me paralyse : la panique. C'est une peur primaire, ancestrale qui m'étreint. Traquée par un ennemi invisible que mon imagination fébrile esquisse.

Quelques variations de gris autour de moi signalent l'approche rapide de la nuit ; elle jette déjà son encre sur ce qui doit être le ciel, indifférente à ma détresse.

C'est un souffle venu de nulle part qui déchire soudain ce brouillard impassible pour me laisser, l'espace d'un instant, entrapercevoir un cairn.

Il s'élève à vingt mètres de moi, silhouette silencieuse et solitaire. Je le hèle. D'abord abusée par mes yeux, je crois à une présence réconfortante. Mais son immobilité me détrompe et me déçoit. Pourtant, j'éclate tout aussitôt de joie autant que de soulagement : cet amas de pierres dressé le plus haut possible et étayé à chaque passage d'alpiniste d'une pierre supplémentaire, me sauve. Il a pour vocation d'indiquer l'itinéraire à suivre. Je suis donc sur la bonne voie.

Désormais, je continue à avancer, de cairn en cairn. Le chemin descend progressivement vers la vallée, je finis par émerger de cette nappe de coton que je laisse accrochée aux parois des montagnes.

La nuit est tombée brusquement, une bruine tombe dru, mais peu importe. Mes pas empruntent un chemin balisé. Bientôt, les premières lueurs du village me réchauffent le cœur et je songe, exaltée, au chocolat chaud qui m'attend.

Je songe à nouveau à ma mésaventure, quelque peu honteuse en me trouvant bien pleutre… Pourtant, si des cairns guettent immuablement l'alpiniste ou le randonneur égaré pour le rassurer, c'est donc que d'autres ont connu ces mêmes moments d'égarement…

Je retournerai là-haut, lorsque la météo sera favorable et j'apporterai ma pierre à l'édifice…


  • La montagne est dangereuse et cruelle envers le randonneur imprudent. As-tu apporté ta pierre à l'édifice comme rançon ?

    · Il y a environ 5 ans ·
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    nyckie-alause

    • Il ne s'agit pas toujours d'une question d'imprudence. Il existe les dangers subjectifs, liés en effet à l'incompétence de l'alpiniste ou à des erreurs de son fait (mauvaise utilisation du matériel, matériel inadapté ou incomplet, etc) et les risques objectifs (mauvais temps subit, avalanche, crevasse, chute de sérac, etc) contre lesquels on ne peut rien…
      Bien sûr, ma pierre a complété le cairn, non pas comme rançon, mais comme remerciement. Très souvent, je ne manque pas d'ajouter une pierre au cairn...

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

  • une belle randonnée très bien contée

    · Il y a environ 5 ans ·
    Goeland

    pecheur

    • Merci pour ce commentaire encourageant.

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

  • Joli souvenir de brouillard. Je me souviens de la petite lumière bleue s'allumant comme une balise dans chaque empreinte de couteau dans la neige glacée (descente du St Honorat).

    · Il y a environ 5 ans ·
    Photo 1 orig

    Alain Balussou

    • Je me suis renseignée à propos du St Honorat que je ne connais pas. Belle montagne, isolée telle une forteresse. Ce doit être un paysage plutôt lunaire, en plein été…
      Merci pour ce commentaire et belles balades à venir en montagne...

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

  • jolie ballade avec toi Sy... merci ;))

    · Il y a environ 5 ans ·
    Img

    Patrick Gonzalez

    • Merci, Patrick… Juste un petit souvenir de mes randonnées dans les Alpes...

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • ;)

      · Il y a environ 5 ans ·
      Img

      Patrick Gonzalez

  • Nous avons besoin de balises dans nos vies. Je ne suis pas sur d'avoir vraiment compris où tu voulais en venir avec ton texte, ... mais c'est magnifiquement écrit !

    · Il y a environ 5 ans ·
    Gaston

    daniel-m

    • Merci à toi, Daniel :) Ne cherche pas un message subliminal et "philosophico-psychologique" : il s'agit simplement d'une de mes balades dans les Alpes où j'ai pris vraiment peur car je me suis réellement sentie perdue...

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Tu as su sublimer l'instant, bravo ! :o)

      · Il y a environ 5 ans ·
      Gaston

      daniel-m

    • Merci, Daniel. Mais je n'étais pas sublime sur le moment… :)

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Oui, je comprends. J'ai moi même un intelligence spatiale (sens de l'orientation) de merde et je me suis souvent senti minable :o)))

      · Il y a environ 5 ans ·
      Gaston

      daniel-m

    • Pas autant que tu le dis puisque tu es là :) C'est donc que tu ne t'es pas perdu totalement :)

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Si ! Je me suis perdu sur WLW ! :o)))

      · Il y a environ 5 ans ·
      Gaston

      daniel-m

    • Là, c'est grave :) :)

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

  • C'est toujours formidable de t'accompagner dans tes pérégrinations Sy Lou, je frissonne avec toi.

    · Il y a environ 5 ans ·
    Version 4

    nilo

    • Merci, Nilo ! Ne frissonne plus, je suis revenue à bon port, puisque j'ai été capable d'écrire ce texte. Sinon, je te propose un chocolat chaud ? :)

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Que j'accepte bien volontiers ! ;-))

      · Il y a environ 5 ans ·
      Version 4

      nilo

    • Aujourd'hui plus que jamais car il fait froid !!

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

  • Formidable texte Sy ! J'ai découvert récemment dans un poème ce mot "cairn", j'ai cru que c'était une sorte de yéti imaginaire. Avec ton texte j'ai compris ce que c'était vraiment !
    Une histoire vraiment bien écrite, romantique à souhait, mais qui fait frissonner. Certains, hélas, se sont tués en montagne, ne voyant pas le précipice à leurs pieds, et puis le temps change si vite là-haut !!

    · Il y a environ 5 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Oui, tu as raison sur toute la ligne en parlant de ceux qui ne sont pas revenus. Ce n'est pas exagéré de décrire un brouillard surgi de nulle part qui engloutit tout et rapidement sur son passage. Cela arrive sans prévenir et en surprend plus d'un. Dont moi…
      J'ai vécu des moments terribles en montagne. Pourtant, c'est un environnement qui me fascine et m'attire.
      Merci de ton commentaire. :)

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Tu dois en faire des cauchemars parfois !

      · Il y a environ 5 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • J'avais une quinzaine d'années, autant dire que de l'eau a coulé sous les ponts. Mais j'avoue que depuis, j'ai toujours été attentive aux changements de météo dans mes randonnées en montagne.

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Oui, car tu l'as échappée belle !

      · Il y a environ 5 ans ·
      Louve blanche

      Louve

  • tu étais seule ? bigre !
    oui ces édifices sont poignants... Par ailleurs étymologiquement cairn a la même racine que corner (angle en anglais), car les cairn ont toujours servi pour la triangulation, méthode de levée de cartes géographiques

    · Il y a environ 5 ans ·
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    Gabriel Meunier

    • Tu complètes ma connaissance en matière de cairn. J'ignorais ces explications-là . Merci pour toutes ces précisions :)
      Effectivement, on m'avait laissée me débrouiller seule et je doutais fortement de mon chemin. L'endroit se prêtait à extrapoler : j'étais dans le Vercors, et j'avais vu auparavant les débris d'un avion abattu par les Allemands pendant la dernière guerre.

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

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