Le Chemin de traverse (extrait 2)

Colette Bonnet Seigue

 

             Estelle percevait la mort. Elle sentait sa venue. Mais jamais elle ne lui en tenait rigueur, elle parlait d’elle comme d’une amie qui lui préparait son plus beau voyage.

           

            - Maman, je sais que je vais mourir ! disait-elle fataliste.

 

            - Pourquoi tu dis ça ?

 

            -Toi tu le sais ! J’ai trop mal ! J’en peux plus, je préfère mourir !

 

- Mais ma chérie. Tu vas vivre, il le faut !

 

- Mais moi je sais ! C’était dans une histoire. Un garçon est mort, parce qu’il souffrait tout le temps. Alors quand il est mort une dame est venue et ils se sont envolés dans le ciel. Tu crois toi, que quand on est mort, on peut voler comme les oiseaux ? Il parait que là haut, on a plus mal !

- Je ne sais pas mon cœur ! La mort est un si grand mystère !

 

- Moi je sais, parce qu’elle va bientôt venir !

 

- Si tu veux, on en parlera une autre fois disait maman avec des trémolos dans la voix. Pour l’instant, il faut que tu dormes ! Alors, elle lui caressait le front en fredonnant. Ça apaisait la douleur et ma sœur s’endormait illico.

Puis, ma mère entrait dans ma chambre pour me dire bonsoir et me rassurer, les yeux rougis par le chagrin qu’ils ne pouvaient plus cacher. Par pudeur, pour ne pas lui faire mal, je ne posais aucune question et je ravalais mon angoisse pour l’enfouir au plus profond de moi. C’était comme un secret inavouable qui serrait et rongeait si fort mes entrailles que, parfois, je m’abandonnais au flot silencieux de mes larmes. Je retenais aussi mes hoquets de peur qu’on ne les entende. Moi aussi je ne voulais pas montrer mon chagrin, seulement ma joie afin d’allonger les heures d’Estelle qui nous échappaient. Je sentais bien qu’à travers nos regards, nous nous comprenions ma mère et moi. C’était important pour nous deux, si réconfortant ! Je la trouvais très forte  avec sa facilité de passer des larmes au rire, peut-être pour sa survie, pour la nôtre. C’est ce qui nous faisait tenir. Pourtant un jour d’urgence à l’hôpital, je l’ai surprise entrain de pleurer bruyamment. Elle s’était enfermée dans sa chambre pour qu’on ne la voie pas, mais moi, j’entendais son désespoir.

" Maman !! Maman !! Ouvre-moi ! Criai-je avec effroi ! Maman, ne me laisse pas ! " Elle ouvrit la porte et nous pleurâmes toutes les deux à chaudes larmes en nous étreignant très fort.

Pauvre maman ! Non seulement il lui fallait pour Estelle faire bonne figure, mais c’était aussi à cette période de turbulences que mon père commença à déserter la maison. Ses fugues étaient nombreuses. Sans doute à cause de son manque de courage, sa souffrance à lui, bien trop lourde. Etait-ce de la lâcheté ? Sans doute une sournoise mésentente trop bien cachée. Je m’en doutais un peu, bien avant la maladie de ma sœur. Un soir, nous croyant endormies, mes parents ont discuté bizarrement. C’était tellement houleux, que j’ai vite dégringolé de mon lit pour écouter derrière la porte. Là, j’ai entendu mon père avec un ton grave que je ne lui connaissais pas, dire à ma mère qu’il partirait dans les prochains jours. Ce fut un grand coup de poignard planté dans ma poitrine. Je suis retournée dans mon lit et j’ai pleuré longtemps. Le mot départ hantait mes nuits. Je faisais des cauchemars. Il y en avait un qui revenait souvent, mon père, sans rien dire disparaissait, je voyais son visage hors de l’eau et tout doucement avec résignation, il se laissait engloutir sans que je puisse intervenir. Je voulais le sauver en lui criant nage, revient ! Lui, ne me regardait pas, ses yeux hagards fixaient l’horizon vide. Impuissante, je le voyais sombrer sans pouvoir sortir un son de ma bouche. J’étais abandonnée.

 

            Avant le grand départ, des petits se sont succédés pour des courts retours tant attendus. L’ambiance à la maison était lourde. Estelle n’était plus là pour combler le vide de l’abandon. Quand mon père partait, c’était toujours en silence, sur la pointe des pieds, comme un funambule. Pas même " à bientôt " ou  peut-être "à demain, " non, seulement le vide dans lequel plongeait mon cœur en demande de regards. Pour un seul de ces regards, j’aurais troqué tous mes jeux d’enfants.

 

             Alors Amélie pensa à la nuit :" Toute personne a ses secrets, ses doutes, tu ne peux pas juger les conflits de tes parents, c’est leur histoire !" 

 

Leur histoire ressemble à toutes ces déchirures banales qui font et défont les grands sur le fil de leur vie. Le fil peut se casser à la moindre secousse. Les secousses sont imprévisibles, souvent inévitables. Quand on est grand, et qu’on se marie on se dit oui pour la vie ! Ce serait si simple de se dire peut-être, au moins on saurait à quoi s’en tenir ! Tenir un secret est une promesse qui coule de source, mais, rester ensemble jusqu’au bout de sa vie est une promesse difficile à tenir. Vivre ensemble, c’est respirer quand l’autre respire, c’est pleurer quand l’autre pleure.  C’est aussi avoir son jardin secret, son chemin de traverse, son voilier en solitaire pour fuir les dures embarcations. Moi, si j’avais à choisir, je dirais oui aux voyages sans bagages, aux embruns salés, aux escapades de haute mer ! Je dirais non aux marchands de larmes, aux voleurs d’enfance, aux pirates du coeur !

            Viens…Pousse la porte entrouverte ! Une giclée de soleil éblouit ma maison noire. Un vent de mer s’en est allé…Ton odeur d’algue brune, encens des marées océanes s’étale comme bruine au vent. Je t’attends dans le roulis d’un voyage en solitaire…

 

Signaler ce texte