Le i grec

moss468

Florine ouvre un œil, puis deux. Elle sait maintenant que la sonnerie stridente qu'elle entendait dans son rêve n'était pas seulement imaginaire. Nonchalamment, elle sort un bras de dessous les draps et le tend vers la table de nuit afin d'arrêter le réveil. La lumière qu'il projette l'aveugle un instant, puis elle parvient à lire : 7 h 11, mardi 1er avril 2014. Aujourd'hui, c'est donc la journée nationale de la blague. Chouette perspective. En tout cas, ce raffut n'a pas réveillé Cyprien, qui est même en train de se tourner de l'autre côté en confisquant la couette. Florine passe sa main le long de son dos en le caressant :

« Réveille-toi, Cyp. C'est l'heure.

-       Hm.

-       Il va falloir aller bosser, il est bientôt sept heures et quart.

-       Sur quel fuseau horaire ? répond-il en se cachant sous l'oreiller.

-       Fais un effort. » Prenant un air gêné mais sentencieux, elle ajoute : « Il faut que je te dise quelque chose. »

Cette dernière phrase fait son effet. Cyprien se redresse et s'assoit, dos contre la tête de lit. Elle, elle est allongée sur le côté, langoureusement. Lui, il a la tête baissée, comme si le poids de ses cernes tirait irrésistiblement son visage vers le sol. « Tu as pris un ton bien grave », dit-il.

Florine recoiffe ses longs cheveux derrière son oreille et prend un air gêné. Elle se sent des talents d'actrice insoupçonnés. Elle s'apprête à dire quelque chose, se ravise, et sort du lit. Une fois dans l'embrasure de la porte de la chambre, elle s'adresse à Cyprien : « allons manger, veux-tu ? » Il la suit dans la cuisine ; un long silence s'installe, comblé ensuite par le sifflement de la cafetière.

Cyprien se prépare une tartine beurrée. « Passe-moi la confiture, Flo. Je reste persuadé que les fruits rouges sur le beurre salé, c'est l'une des meilleures inventions après les pâtes ou encore la roue.

-       Je suis un homme, Cyp.

-       Remarque, j'ai peut-être oublié de mentionner le chocolat, qui devrait… » Il interrompt à la fois son flot de paroles et son geste. Il manque encore du beurre à l'une des extrémités de la tartine. « Plaît-il ?

-       Disons que je suis une femme, mais que plus jeune j'étais un homme, Cyp. »

Ça y est, le message de Florine vient de monter au cerveau de Cyprien. Il a entendu ce qu'elle lui a dit, mais il n'est pas sûr de comprendre. Son regard est dans le vague. Florine a l'impression qu'il essaye de se remémorer leurs six années de vie commune pour identifier le moment où il s'est fait piéger. Il observe ensuite attentivement la cuisine, comme pour trouver une caméra cachée. Ces quelques secondes s'écoulent comme des minutes. Soudain, les traits de son visage se détendent. Il regarde Florine avec douceur, un sourire suspendu aux lèvres. Il semble tout à fait calme. Florine connaît son homme, elle sait qu'il est joueur. S'il a compris qu'aujourd'hui est le 1er avril, il risque de rentrer dans le jeu.

« Ah, toi aussi ? », demande Cyprien.

-       Oui, moi aussi je suis née homme.

-       Non, je veux dire : toi aussi, tu as changé de sexe ? »

Cyprien sait la surprendre. Elle surenchérit :

-       oui, c'était il y a huit ans. Je me suis toujours sentie femme et, un beau jour, je me suis décidée à sauter le pas. Je m'appelais Florian, et me voilà Florine.

-       Ça, pour une coïncidence ! dit Cyprien. Tu sais, quand j'étais petite, je me déguisais toujours en garçon dans les pièces de théâtre de l'école. Et puis, comme toi, j'ai voulu que mon corps soit en phase avec ma personnalité. C'était en novembre 2003. Je n'ai jamais regretté cette décision.

-       Et comment tu t'appelais étant petit ? Enfin, étant petite ?

-       Laura. Rien à voir avec Cyprien, mais le « y » me plaisait bien. Une forme androgyne, entre le vagin et le pénis, et une signification chromosomique.

Florine sourit, elle essaye de ne pas perdre son sérieux. Intérieurement, elle rit beaucoup. Cyprien a toujours eu un imaginaire très développé.

« Je suis contente qu'on se soit dit tout ça, ajoute-t-elle avec une étincelle de malice dans les yeux. J'avais peur que tu sois blessé par cette révélation tardive. Tu m'as d'ailleurs bien caché ton jeu, toi aussi. 

-       À dire vrai, ton annonce m'a surpris et soulagé à la fois. Je me suis soudainement senti libre de te dire la vérité, sans tabous ni pincettes. » Il regarde sa montre et ajoute : « je dois filer. J'ai la réunion la plus importante du semestre, ce matin. Pas question d'être en retard.

-       Elle ne devait pas avoir lieu demain ?

-       Pas du tout chérie, elle a toujours été programmée pour le 2 avril. »

Florine blêmit. 

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