Le jardin des possibles
hel
La rencontre
J'ai beaucoup réfléchi, et réfléchis encore, au bon ordre des choses. Mais je sais qu'à trop réfléchir, aussi, l'on s'essouffle. Que je m'essouffle. Je sais aussi qu'après l'ordre des choses, viendra l'ordre des mots, après l'ordre des mots, leur pertinence, après leur pertinence, leur force, et après encore ce que l'on peut dire, et encore ce que l'on doit taire, alors autant tout de suite faire une belle boulette et libérer la voix.
Je voulais de suite jeter Sov dans la grande lumière. Sov qui à elle seule est la grande lumière. Et fougueusement peindre par à-coups vifs, par petits traits, son joli portrait. Son furieux portrait. Tous ces portraits. Instantanés que j'aurais dilués de cette grande lumière qui émane de ce qu'elle est et que je voulais imprimer aux mots, à chaque détail qui parle d'elle, qui fait d'elle ce qu'elle est. Restituer cette lumière, amener le regard à s'y poser, à comprendre aussi ce qui peut se loger dans et derrière la fureur. Pas seulement la sienne, mais celle de tous qui bordent cette aventure. Mais il m'est venu aussi, très vite, et à mon sens assez justement, le sentiment que sans ma rencontre avec Henri, tout ceci n'existait pas, et qu'il fallait dérouler d'après le point de rencontre.
Ma rencontre avec Henri est dû tout au plus à un hasard, au plus juste à une erreur. De suite j'ai aimé l'homme, sans condition. Il me faut expliquer qu'on ne s'y trompe pas. J'ai aimé sa façon d'entrer en scène, d'occuper l'espace, sa poigne de main franche. J'ai aimé son silence, sa façon d'être dans le silence, intelligent toujours, l'air de rien. J'ai aimé son regard, sa façon de dire beaucoup par ce biais-là, de faire passer les choses. J'ai aimé sa droiture et son irrévérence mélangée. Ses mots policés (auxquels j'entends un sens un coup sur deux) entrecoupés de jurons juteux, de mots qu'on n'attend pas et qui grillent sur place son interlocuteur. Jamais dans la gratuité, il ne faut pas imaginer de clownerie ou d'ironie amère, une repartie et c'est tout et la sienne est énorme. J'ai aimé sa présence, sa prestance, sous une apparente simplicité. Je l'ai aimé au premier coup d'œil et sans condition, parce que j'ai senti le personnage, parce que j'aime d'instinct plus que de raison. Je pourrais dire « la raison aux ennuyeux » mais se serait autant injuste qu'approximatif. Disons que je le dis comme l'on tire la langue, sans le penser tout entièrement.
Je remonte le fil.
Le cadre est formel, un peu strict, strictement étouffant, faux-cul et maniéré au possible et le col de mon chemisier acheté la veille m'enserre le cou ce qui rajoute à la sensation d'étouffement. Je regarde tout autour, ces hommes, ces femmes, qui me renvoient à mon imposture et je pense : « je vais chuter, on va me crochepater, on va y prendre plaisir, me piétiner, m'écrabouiller, me faire courir… ». Je ne laisse rien paraitre. Droite. Austère. Et tente de faire bonne figure quand je ne pense qu'à sortir par la première porte qui s'ouvrira et au pas de course dès que l'on m'aura signifié que l'on se passe de mes services. Issue qui me parait inévitable. Le premier regard d'Henri qui s'attarde est en soi déjà une respiration. Je suis là pour assister, pour occuper une tâche pour laquelle au mieux je suis sous-qualifiée, au pire complètement incompétente, aléas d'un combo d'effectifs débordés, d'absents, de déprimés, de que-sais-je, de mon énergie feinte, de mon sérieux, de ma discrétion certaine. Henri se rend compte très vite que je n'ai pas les qualifications, n'en dit rien, ne me rabroue pas, ne soupire pas, ne m'écrase pas, ne m'éjecte pas, me sourit amusé. Il se forme comme un pacte muet, une sorte de « ouvrons-nous les paumes, pressons-les l'une sur l'autre, l'une contre l'autre fortement, que se mélange notre sang, qu'à partir de cet instant nous soyons frères d'armes et advienne que pourra et voguent les galères. » La mienne, surtout, qu'il me semble porter sur ses larges épaules en acceptant mes zones d'incompétence. En aparté on tombe les masques franco, ce que je peux faire, ce en quoi je n'entends rien. Ce que j'aimerais au possible éviter je le tais, et plus encore : je m'y colle. Les choses se passent, fonctionnent même assez bien en dépit de ce que j'aurais pu penser. On en reste à quelque chose de professionnel, bien dans les clous, même s'il flotte plus au-dessus. Il semble que nous partagions ce côté vieux jeu des choses, du moment, de l'endroit, et du surtout pas dans ce cadre à col blanc et impératifs. Quelques petites semaines fugaces et plaisantes au-delà de la masse de travail plutôt stimulante qui flotte sous un gros hiver cotonneux. Déjà je suis dans la dérive, je la perçois sous mes semelles qui flicflac, dans mes pas qui se perdent dans les rues, à ma tête d'étrangère que je croise dans le reflet des vitrines jaunies. Notre collaboration prenant fin, Henri m'invite à déjeuner. Nous ne nous connaissons guère plus qu'au premier contact, un peu quand même, mais pas tant, pudeur mutuelle, intérêt mutuel aussi. C'est à dire que nous en percevons déjà beaucoup d'instinct, sans certitude, juste en impressions et avec l'envie de. Nous déjeunerons plusieurs fois entre l'hiver cotonneux et le milieu de l'été. Entre-temps j'ai quitté mon chemisier trop serré pour des tâches sans intérêt, répétitives, presque avilissantes, qui ne demandent aucune sorte de compétence autre que rapidité, cadence, ponctualité, et hors de question d'avoir honte même si je reste vague et évasive quand on me pose la question de comment j'emploie mon temps. À Henri, qui évolue dans un monde autrement distingué pourtant, je ne cache rien. Il s'effare à mesure que je dégringole les barreaux, sans pour autant juger, sans pour autant n'en rien dire, mais je perçois l'éclat un peu égaré que me renvoie son regard. Ces déjeuners sont plaisants, fugaces, décontractés. Une sorte de transition évidente. Prenons le temps, ne nous effrayons pas. Il y a eu un avant, il y aura très sans doute un après.
Nous en sommes à l'aube. Un jour en juillet. Nous déjeunons en terrasse. Je fume cigarette sur cigarette, je mange très peu. Six kilos se sont évaporés dans mes brassements d'airs depuis notre dernière rencontre. Je fuis le soleil. Je sors beaucoup. La nuit, la nuit surtout, je vis à contrejour, contre temps, contre tout. En plein jour tout me dégoute. Je me noie un peu plus dans ce monde parallèle, où je pense avoir trouvé une certaine liberté, mais illusoire, salie, glauque, collante, faussée, naïve. Une liberté néon criard, lumière d'ambiance, moquette épaisse, paillette, alcool, mascara qui filoche. Je n'apprendrais rien à personne. Henri me regarde différemment, comme si le menu lui était accessible, et sans doute est-il évident. Pour faire passer, je force sur le vin. Je force par-dessus des jours d'excès, au point que j'en viens à quitter la table pour aller vomir. Au point qu'après m'être aspergée d'eau, je pense à la première issue, à planter Henri, son regard désapprobateur. Ce regard-là, dans ces yeux-là, chez cet homme-là. Le regard des autres je m'en fous d'autant plus depuis que je connais leur nuit. Pas celui d'Henri. Je sors côté jardin, me laisse tomber sur les marches, allume une cigarette, machinale. Henri me rejoint, s'assoie là. Il dit qu'il a passé l'âge de jouer les pères, mais vu le fossé des années entre nous et puisqu'il pourrait être le mien, que quand même je l'inquiète. Qu'il ne peut me laisser comme ça. Il me demande ce que je vais faire du reste de l'été. J'hausse les épaules, je souris pale, creusée. Il m'invite dans une villa quelque part. Il insiste. Il se passe une seconde. Une seconde ça parait si petit… et pourtant ça peut condenser tellement. Dans cette seconde-là, la joie, la vie, l'envie, la crainte, l'envie de lâcher prise, de saisir, la confiance, le doute, la peur qui me font tout de go lui demander si c'est pour me baiser ou non. Que je sache. Dans la seconde qui suit, ses yeux à lui, sa tristesse, son dégoût, sa colère, l'envie sans doute de m'en coller une, peut-être pas exactement, mais quand même une colère, de la fureur, forte et magnifique et pour conclure juste un « petite conne » échappé, qui me fait rire, et mon rire qui devient le sien, et un orage éteint. C'est là qu'on se rencontre et pas avant, c'est dans la compréhension des mots qui trébuchent, dans ce méli-mélo aussi pathétique que presque tragique, mais avorté. Deux secondes et pas plus. Intenses. Ce qui me fait rire après coup, c'est que le doute me restera collé quand même encore un peu, mais que même avec ça, même avec cette idée qui ne m'attire en rien et me blesserait malgré toute ma compréhension si elle venait à s'énoncer ou à se matérialiser en tentative, j'aimerais Henri toujours. Je crois.
Ton récit est truffé de mots qui font comme ces aspérités ou rondeurs dans le courant d'une rivière et qui donnent des petites cascades qui fascinent et interrompent. J'adore ton style mais tu le sais et quand on plonge dans tes récits, on ne peut qu'avoir envie de s'y baigner, en entier.
· Il y a plus de 7 ans ·lyselotte
je vais faire mon possible pour ne pas couper le robinet, j'essaie de m'y investir au max de mes possibilités de girouette. Tes mots me font très plaisir en tout cas.
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Hel. En ce moment je suis blasé de tout, mais ton texte m'a fait énormément plaisir à lire : ) J'aime quand tu produis des textes avec ce style moderne, classique, ordonné, fou, soutenu, vulgaire, brut, doux, triste, joyeux. Et pour être complètement honnête, dans celui-ci, les émotions que tu crées en nous lecteurs, sont parfaites : ) Parfois, la mélancolie que je te devine, se ressent avec trop d'intensité pour quelqu'un comme moi, au point que j'ai du mal à le lire. Mais quand tu es à ton meilleur, c'est-à-dire, la plupart du temps, j'apprends énormément de ta façon d'écrire. Merci : )
· Il y a plus de 7 ans ·austylonoir
Bah c'est moi qui te dit merci, ça me fait vachement plaisir et c'est super encourageant, d'autant que j'ai voulu ce texte vraiment libre quitte à perdre, comme j'ai envie de l'écrire moi, et du coup je me disais que ça pouvait perdre, rebuter (bon après j'ai posté que le tout début donc ...) donc oui ça rassure vachement, c'est motivant, mon clavier va chauffer.
· Il y a plus de 7 ans ·(moi mélancolique ? vraiment ?.....^^)
hel
C'est peut-être ça aussi, le côté libre et spontané, ça fait plus authentique, et donc on y croit davantage ; ) Ensuite je crois que c'est aussi une question de goût, j'aime comme toi, explorer la profondeur d'un personnage, et je trouve qu'ici tu le fais vraiment bien. Ah, y a un autre truc que j'aime bien! : ) Le mélange des registres, parfois tu sors comme ça un mot qui claque, et ça me fait le même effet qu'un bon café, c'est intense et ça réveille. Y a plein d'autres choses que j'aime encore, mais ça serait trop long à énumérer, donc je vais juste rajouter l'environnement dans lequel tu situes l'action. Ici, il est ouvert, doucement chaleureux, il n'y a pas de lourdeur sans espoir.
· Il y a plus de 7 ans ·austylonoir
ça me fait vraiment plaisir ce que tu dis, vraiment, ça m'en coupe la chique même, mais que ça te semble authentique déjà, c'est vraiment chouette, ça m'est important. vraiment merci :)
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Ecriture toute attachée, respirations courtes... j'aime.
· Il y a plus de 7 ans ·effect
C'est marrant des fois j'essaie de produire ça, et ça ne marche pas du tout, et quand j'écris sans trop réfléchir à orienter de telle ou telle façon ça se met en place tout seul, par contre je n'avais pas ce sentiment sur ce début je me disais que c'était plus tassé, bavard que le reste, donc ...bah je suis contente.
· Il y a plus de 7 ans ·hel
On va vous demander d'aérer votre texte. N'écoutez personne :)
· Il y a plus de 7 ans ·Mario Pippo
J'ai l'habitude d'en faire à ma tête, alors ça devrait aller. :)
· Il y a plus de 7 ans ·hel
''Et fougueusement peindre par à-coups vifs, par petits traits, son joli portrait. Son furieux portrait. Tous ces portraits.''
· Il y a plus de 7 ans ·http://www.dailymotion.com/video/x361386
enzogrimaldi7
J'aimerais écrire comme ça, l'équilibre entre le lâcher prise et la justesse.
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Tout est dit.
· Il y a plus de 7 ans ·enzogrimaldi7
Tu sais Hel, sans flatterie aucune, j''adore quand tu es au sommet de ton art. ..elle est splendide, cette deuxième partie, si je puis me permettre c'est dans ces longues histoires que tu excelles ( avis tout à fait personnel et qui n'engage que moi :) et j'espère qu'en grande lâcheuse que tu es parfois :) débordée aussi, je te le concède ! , tu vas nous emmener loin ??,oui, oui ,oui !! bref, j'ai adoré la façon dont ton héroïne est frappée au coeur , subjuguée, happée par ce fameux Henri ,et toi y ajoutant toute la malice ,ce petit côté insolent, que tu maîtrises à merveille, donnant un piquant certain à l' histoire ... bon, il est tard et je l'espère mon commentaire pas trop embrouillé :) merci Mamz'Hel !
· Il y a plus de 7 ans ·marielesmots
ahahah tu me connais bien :)
· Il y a plus de 7 ans ·Disons que j'ai attendu un peu d'en avoir sous le coude avant de commencer à poster ici, j'essaie de ma fixer à une discipline (hum) avant d'alimenter, du genre t'écris pas tu postes pas. Non ne t'inquètes pas c'est tout à fait clair hé hé, merci en tout cas :)
hel
"Combo". ça fait bien longtemps que je n'ai entendu ce terme là... d'où sors-tu ?
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
Bonne question.
· Il y a plus de 7 ans ·ça me semblait assez usuel, comme quoi...
hel
S'attacher aux détails. Toujours.
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk