LE PARADIS...OUVERT LA NUIT MEME LE DIMANCHE

Isabelle Revenu

J'habite une petite impasse fleurie.... rue Paradis, ça ne s'invente pas.

Mon voisin de trottoir c'est Nordine, le marocain de Chichaoua.

Il tient boutique depuis une dizaine d'années. Une sorte d'épicerie-droguerie-serre aux oiseaux.

Nordine est un marocain pur jus, qui traine la babouche dans une sorte d'épicurisme latent. Génétique.

Il a cet air que j'aime. Celui qui le rend si humain. Proche d'un sage et d'un fou. Un savant mélange de dignité et de fatalisme.

Il savoure chaque minute avec délectation. Servant le thé à celui qui entre en l'appelant Frère. S'appliquant à satisfaire les curieux et les néophytes de tout poil. Chacun va et vient dans son antre comme chez lui. S'asseoit sur un coffre ciselé ou un pouf habillé de cuir de dromadaire et réhaussé de petites pierres noires polies.

Nordine voyage dans sa tête depuis qu'il a quitté l'amère patrie dans les années...Ouff, c'était ....il y a si longtemps !

Il a laissé ses vieux parents au pays. Ils doivent être si ratatinés qu'on les confondrait avec deux vieilles oranges momifiées par le vent de l'oued.

L'échoppe a des relents d'Orient magique et des images de fierté perdue. Des recoins d'îlots sauvages et des chemins enflammés de lumière intérieure.

Entre les dattes fraiches encore accrochées à leur branche comme des moules autour d'un bouchot et les pyramides de loukoums dont les effluves de sucre glace chatouillent les narines, il y a le souk d'Agadir-la-Belle et les remparts couleur de craie d'Essaouira-la-Fracassée. En s'approchant des caisses de figues blanches talquées, c'est tout le désert oasien que l'on reçoit comme un cadeau. En vagues sableuses où, ça et là, les rares arbustes, les palmiers et les puits creusés font un rempart contre les vents accablants.

Il y a les dromadaires qui ferment leurs naseaux, se protégeant de la brûlure cinglante des sables dorés.

Dans les cageots de yucca tressé, parmi les filets d'espadon séché et les sardines huileuses, il y a l'effervescence des petits ports de pêche de Kabila et de Safi, les odeurs caractéristiques des paniers d'osier coloré et les petits tas triangulaires d'épices traditionnelles et de tomates confites à l'huile d'olive dans de jolis bocaux verts cachetés à la cire d'abeille.

Nordine connait deux sortes de pageots. Le sien d'abord où il fait un détour de huit heures à dix heures, histoire de recharger ses batteries après la prière...et les étals de pageots fraichement débarqués de Rungis par camion réfrigéré. Poissons succulents avec lequels les mères protectrices confectionneront de délicieux tajines parfumés pour requinquer le moral des exilés involontaires.

Rue Paradis, il y a la Fosse-aux-Oiseaux, l'arrière-boutique de Nordine, au fond d'une cour baignée d'espoir. Des espoirs d'envols et de chants mélodieux. De plumes chaudes et de gravier bleuté.

Des cages peintes de notes gaies et de becs fouillant les vasques d'eau fraîche. De pattes sautillantes et d'yeux envieux de ciel clair.

Nordine en relâche un de temps à autre. Psalmodiant des versets du Coran pour accompagner la clé des champs.

Rue Paradis, l'Orient est en libre accès, chaque nuit, même le dimanche. Pas besoin de traverser la Méditerranée en rafiot peu fiable.

J'ai beau me démener, poser des sarments de vigne et des étoiles au pied de ta porte, tu as pour moi des barrières plus hautes que les Monts de l'Atlas.

Je pose mes fesses sur une caissette de bananes, je tire sur la pipe à eau et je deviens targui, berger ou conquérant.

Lundi-nuit et tous les jours suivants.

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