Le parfum de la cannelle. (La Liste/Epilogue)

37 ans c'est vachement long, résultat, plus de métro.

J'ai marché lentement pour rentrer chez moi.

Tenté de réfléchir à tout ce qui s'était passé ce soir, ce diner avec Cathy, tellement attendu et,... Perturbé ? Troublé ? Bousculé ? Un verbe dans le genre en tout cas, par la chute d'Emma juste derrière moi. « Ligne 5 » elle a dit. Pourquoi elle a dit ça ? Elle avait quel ton déjà ? Pas l'air d'avoir spécialement envie d'y tenir.

Si Lucas. Bien sûr qu'elle y tient. Il n'y a pas une femme qui dit ça à un mec sans arrière-pensées.

Quelles arrière-pensées ? D'ailleurs on dit « arrières-pensées » ou « arrière-pensées ». Elle se sentait un peu seule, elle a juste été sympa.

Arrête Lucas, tu lui as plu, t'as bien joué le coup, exactement ce qu'il lui faut à ce genre de fille, sympa, galant, un peu d'attention alors que la plupart des mecs lui sautent dessus comme des gros lourds, c'est bon ça Lucas ! T'es vraiment trop con, t'aurais du prendre son numéro.

Ça va pas ou quoi ? Elle devait être un peu triste ou fatiguée et elle est polie.

Voilà. Arrière ! Pensées ! Elle a été POLIE c'est tout.

Toi aussi. Et c'est bien. 
Ligne 5 elle a dit…

Les derniers cafés sont en train de fermer rue d'Alexandrie et je me cogne dans un mec qui me demande une pièce pour se payer à manger.

Depuis que je « gagne » ma vie, j'ai pris l'habitude de toujours me balader avec de la monnaie dans les poches pour filer aux gens. Musiciens, clochards, réfugiés, ivrognes, ça énervait vachement Caroline.

Quand je n'en n'ai plus, ben je ne donne plus c'est tout, et s'il m'en reste à la fin de la journée je donne à quelqu'un qui ne m'a pas demandé. Bref, je fais ça comme je fais tout. Avec soin… J'ai même établi mon petit classement personnel, sorte de liste quoi, c'est utile pour les dîners en ville. En priorité les gens qui musiquent, qui dessinent, qui miment, « parce qu'au moins ils font quelque chose c'est vrai », ensuite les clochards « parce que ça peut arriver à tout le monde n'est ce pas ? », enfin les réfugiés, parce que « je me demande toujours s'il n'y a pas des réseaux mafieux derrière, c'est pour ça que je ne donne jamais aux enfants, et puis on ne peut pas donner à tout le monde. D'ailleurs, je fais aussi très attention à ce que les marques de fringue que j'achète se soient engagées sur le travail des enfants… », Bon, en général, je lâche la conversation et ma liste au 2^ème verre. Comme toutes celles que j'ai fait dans ma vie, elle se trouve quelque part dans le fond de ma poche et je donne de manière « compulsive ». Attention, rien à voir avec l'altruisme ou la compassion, sec comme une pierre à fusil mon intérieur ; je ne sais pas faire autrement c'est tout.

C'est Richard qui m'a demandé, il dort toutes les nuits devant la devanture du magasin « K… », juste à coté de chez moi, il doit aussi pisser sur le rideau métallique tous les jours, parfois quand je ne rentre pas trop tard et qu'il n'est pas trop bourré je lui descends un thé et on discute quelques minutes avant que je rentre chez moi. Au chaud.

Je lui file les 5 euros que j'ai dans les poches et mon paquet de clopes. Ça ne me rend pas moins triste.

Ça sent quand même vachement la cannelle là non ?

J'allume.

Ah oui c'est vrai. La bougie est en train de se terminer. Ben oui... 37 ans, forcément... Je suis seul à en profiter.

Je jette mon manteau et mon écharpe et file dans la cuisine allumer la bouilloire, j'ai envie d'un thé.

Comme je suis un garçon prévoyant, et qu'il est tard, pendant que ça chauffe je sors mes fringues pour demain, règle mon alarme et enlève mes pompes, petit tour devant le miroir, franchement... Bof. Je ne comprends vraiment pas ce qu'elle a pu y voir.

Plateau, tasse, théière, 3 cuillères de sencha, eau chaude, ça infuse ; balcon.

Je fume doucement, et revois mon image dans la glace. Et ça me glace ; je sais ce que j'ai cru voir dans les yeux d'Emma, de l'espoir. Alors là…

Ramasser un bonnet, laisser ma place à la dame dans le métro, donner une clope au mendiant et sourire à ma fleuriste, faire illusion, tout ça… Oui, je sais faire. Rarement plus de quelques semaines…

Mais c'est tout. Jamais su faire mieux. Alors L'Espoir… Franchement ? Rien qui m'en donne vraiment autour de moi, et certainement pas moi. Ça ne me rend pas pessimiste hein ? Ni pas drôle en soirée. Non, non, pas du tout, je suis plutôt un gai compagnon pour les gens qui m'entourent même. Mais rassurant… Je n'ai jamais réussi. Jamais.

J'aurais vraiment aimé ; je ne sais pas faire.

Vide.

Je vous l'ai déjà dit.

Passage au salon, et check sur mes mails et les résultats du jour.
Je n'y crois même pas. Zéro mails de Jérôme, pour me prévenir qu'il ne sera pas joignable demain matin, too sad ! Résultats pas terribles, va falloir qu'on cartonne samedi pour récupérer ça.
Et un mail d'Eric, Tout va bien pépère, j'ai pris le relais, il est chargé de tableaux jusqu'à la gueule, je pense qu'il est en train de tacher son froc. In the same time j'ai chargé le market, ça ne mange pas de pain. Dors tranquille et à demain. Au fait c'était qui ? Victoire ?

Bon, Kiss, Eric.

J'ai répondu à Eric, Merci, on s'appelle demain. Ça devrait être cool, je suis avec Léa, on va se marrer. Et, non, ce n'était pas Victoire. D'ailleurs le jour où ce sera Victoire, ça veut dire que je suis patron du market et que je t'ai licencié ;-) Kiss, Lucas.

Je me suis posé sur mon fauteuil pour finir mon thé, enfilé un pull et repensé à cette fin de soirée. On était juste devant chez Cathy pourtant, qu'est ce que je fous là ? Qu'est ce qu'elle a dit déjà sur les choses du cœur ? Ah oui c'est ça, « Pas avant que je sache… », Mais je ne sais rien moi Cathy…

Je n'arrive même pas à comprendre qu'elle ait pu me dire un truc pareil. Non parce que franchement s'il y a un truc que je ne souhaite à personne, c'est bien moi.

3H00, faut que je dorme, je repasse sur le balcon pour une dernière cigarette avant ma douche. Je m'apaise un peu.

Elle est quand même assez incroyable cette nana non ? « On ne peut pas tuer les choses du cœur », Et puis sa théorie sur Pénélope… L'autre elle est serveuse au V… Non mais d'où elle a appris tout ça ?

Elle ne t'a pas dit qu'elle avait appris Lucas.

Elle sait. C'est tout.

« Do the right things » Lucas !

 Pour une fois.

Bon, je vais me coucher. Demain journée avec Léa. Magasins, soldes, chiffres, recadrages, clients, téléphone, mails, réunion, boulot…

Ça je sais faire.