Le passeur de livres

sandocha

Inspiration: concours avec The StandArt

C'est quoi un lycée-poubelle dans les beaux quartiers de Paris?

C'est un lycée où chacun a encore sa chance: la dernière; où ceux qui repiquent - mais surtout pas dans leur ancien bahut - se retrouvent dans une cour trop petite pour leur élan de liberté.

Alors qu'on est étranger à la mode des cheveux au carré et des pulls bleu marine, rouge vermillon et vert bouteille, si intemporels dans le 7ème, au rayon jeunesse, on arrive au lycée comme des grands, revenus de tout, des survivants du collège prêts à en découdre avec la vie d'adulte.

- Passe ton bac avant! - nous imposent les parents.

La rentrée. Nous voilà donc dans cette salle de classe à attendre le prof de seconde B (l'actuelle filière sciences économiques et sociales). Certains sont ravis d'apprendre qu'il sera notre prof. C'est qu'il est connu hors les murs du lycée.

Je ne sais pas à quoi il ressemble. Quand je vois passer, par l'encadrement de la porte, sa bouille d'extra-terrestre, je me dis que non, vraiment, il n'est pas du coin. Premier bon point. L'esquisse d'un sourire pour répondre au sien. Très vite, je me ravise: ne pas sympathiser avec l'ennemi, je suis en phase d'observation.

Le programme de seconde? Il semble me souvenir qu'il s'agissait d'étudier le XVIème siècle... Merci le Lagarde et Michard. Ce prof. prend d'emblée des libertés avec celui-ci:

On n'en parlera qu'à la fin de l'année. Pour l'instant, on apprend des textes courts, extraits de romans, de poème, des textes fondamentaux et ce par coeur, comme à la toute première année de primaire.

Ces textes, j'en savoure certains, encore aujourd'hui, dans ma tête:

L'Art poétique de Boileau, avec cette phrase, mille fois entendue depuis - Ce qui se conçoit bien, s'énonce clairement / Et les mots pour le dire, arrivent aisément - un bout de Madame Bovary de Flaubert et là, un extrait Des caractères de La Bruyère; Proust, Prévert mais aussi Jules Laforgue avec son poème Le Vaisseau fantôme - inconnu au bataillon - et puis Woody Allen; avec, pour finir, Docteur Jekyll et Mister Hyde... en anglais.

Un prof. de français qui nous demande d'apprendre "[ I ] drank off the potion" et le texte qui s'en suit en anglais afin que l'on puisse apprécier toutes les nuances des émotions du Docteur Jekyll lorsqu'il boit pour la première fois la potion qui le transforme en Mister Hyde, cet instant d'anthologie qui appartient à la littérature du monde.

Justement, la littérature internationale, mon moment préféré pendant ces cours d'un autre genre:

Au début d'un autre cours, le voici qui débarque avec une pile de livres. Il les pose sur son bureau et, à peine arrivé, c'est babel. Il écrit sur le tableau noir "Littérature internationale" et ça y est: le livre s'ouvre, le voyage peut commencer.

Bien sûr, on lit en français. On? Il nous lit les trois premiers chapitres du fabuleux Parfum de Suskind, puis nous dit "Qui veut?" et de balancer le poche à l'une des personnes ayant levé le doigt.

- Il faut vous rendre un résumé? Commenter? Répondre à des questions sur le livre?

Seule obligation, le passer à quelqu'un d'autre quand on a fini de le lire. A chaque pays dont il se souvient, une ribambelle d'auteurs et de romans s'inscrivent sur le tableau noir et dans nos têtes: Etats Unis? Mark Twain, Jack London, ..., mais aussi John Kennedy Toole avec La conjuration des imbéciles dont il préfère raconter l'histoire de l'auteur et nous laisse libre de découvrir son roman... ou pas.

Tant de livres lus, d'auteurs découverts cette année-là.

Seules quelques lectures sont imposées: tous, nous lisons Taras Boulba de Nicolas Gogol et, chaque trimestre, on choisit parmi une liste, un livre à résumer - sans jamais dévoiler la fin - et à... critiquer. Mais attention, une critique argumentée: 

Ça nous a plu? Oui? Non? Pourquoi?

Vous l'aurez compris, ce prof. c'est la version française de Robin Williams dans Le cercle des poètes disparus.

En fait, ce prof. est aussi écrivain: à ce moment-là, il en est à son troisième roman de la saga Malaussène et prépare un essai qu'il appellera Comme un roman. Ce prof., que j'ai eu la chance d'avoir en seconde, s'appelle Daniel Pennacchioni, plus connu sous le nom de Daniel Pennac.

Des méthodes démagogiques - diront certains. A ceux-là, je n'offrirai que mon témoignage d'ancienne élève:

Avant, je n'allais en librairie que pour acheter des livres à lire pour l'école. Après, j'osais entrer de moi-même en librairie, hésiter entre Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez et Mon chien Stupide de John Fante, pour, finalement, en prendre un troisième que je découvrais toute seule en rayon.

Par sa volonté de nous donner le virus de la lecture, Pennac m'a donné non seulement envie de lire mais aussi d'écrire, et ces deux activités m'accompagnent chaque jour dans ma vie de personne libre.

 

  • comme tu dis, il aurait pu s appeler Dupont...Mon Dupont ,j ai eu la chance de l avoir 3 ans de suite, plus classique mais par son humour, sa façon d être, l attention qu il portait à ses élèves, celle qu il me portait, il a su me toucher et donner envie de découvrir de nouveaux horizons littéraires. J ai appris depuis qu il était poète et publiait des haikus :-)

    · Il y a presque 11 ans ·
    Zen

    marjo-laine

    • Ah! Un poète... Quelle chance d'avoir pu croiser la route d'un passeur de culture, nourriture existentielle s'il en est! Merci pour ce commentaire en forme de témoignage :-)

      · Il y a presque 11 ans ·
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      sandocha

  • Madame Michu de la 5èmeB va avoir du mal à rivaliser! Jolie inspiration.

    · Il y a presque 11 ans ·
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    Cécile Pellault

    • ;-) Merci. Dommage pour Mme Michu mais ce sont les rencontres et le personnes qui m'inspirent. C'était Pennac. Ca aurait pu être M. Dupont ;-))))

      · Il y a presque 11 ans ·
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      sandocha

  • Je ne peux pas te féliciter pour ton texte, non mais il y a de quoi rendre vert bouteille, rouge vermillon et même bleu. Sacrée anecdote! Ce qui est rigolo pour moi, c'est que le genre de prof hors sentier que j'ai eu, nous a fait lire "Au bonheur des ogres", alors tu vois...
    Très sympa d'avoir partagé cette histoire!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Avat

    hel

    • Eh! Eh! Tu n'es pas la première à me le dire. Daniel Pennac? Tu as eu Pennac en prof? ;-) Ma chance, c'est de l'avoir eu en seconde. Trop idéaliste, sur une épreuve comme le bac français, il nous aurait envoyé au casse-pipe en nous faisant dire sur le thème du temps qui passe, par exemple, que l'amour est éternel; pas du tout la réponse docte et attendue par l'examinateur.

      · Il y a presque 11 ans ·
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      sandocha

    • Sans doute, mais je crois qu'en dehors de ça, croiser au moins une fois sur son chemin (et plus c'est encore mieux) ce genre de personnes, qui élargissent notre regard, sèment la pagaille dans nos repères et nos acquis, aide à faire de nous ce que tu dis très joliment et qui me parle : des personnes libres.
      Cette fin, cette formule, elle claque!

      · Il y a presque 11 ans ·
      Avat

      hel

    • Bien sûr, Hel. Je te remercie pour tes appréciations, commentaires et suis impressionnée: je n'avais pas encore relié le texte au concours que tu l'avais déjà lu et noté. Je vais donc bien dormir ce soir, ma fin, "elle claque!" Super!
      ;-))))))

      · Il y a presque 11 ans ·
      Img 3637 (1)

      sandocha

    • Et retouché adroitement ;) Ah, ah.
      Je vais croiser tout mes petits doits pour toi, car en dehors de ta fin, c'est l'ensemble qui me plait, et pas seulement parce que tu m'as rendue verte. Tu peux bien dormir, elle est très chouette cette chronique!

      · Il y a presque 11 ans ·
      Avat

      hel

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