We Love Words, c'est de l'Art

jeanmichemuche

Petites productions et grandes idées sur la plateforme pour écrivains amateurs.

- Tu procrastines. 

- Non, pas du tout. J'écris. 

- Tu procrastines. Je te vois. 

- Mais non, enfin. J'écris, je te dis. 

Elle se moque, s'agace et veut surtout m'éviter la dépendance numérique qui guette. Facebook, Twitter, Feedly, Youtube etc. c'est une petite mort quand on est intéressé par tout. 

***

- Tu as repris ton roman ?

Elle demande vraiment.

Elle m'a encouragé quand j'ai écrit les trois premiers chapitres il y a un an. M'a trouvé un style "couillu". J'ai pris ça pour une bonne nouvelle. 

- Oui et non. Je suis tombé sur un site qui permet de publier n'importe quel texte. Des gens qui eux aussi publient te lisent et critiquent ce que tu écris. 

- Comment ça s'appelle ? 

- We Love Words. 

- Tu écris en anglais ? 

- Non. Je ne sais pas pourquoi le nom est en anglais d'ailleurs. J'y avais même pas pensé.

Mais c'est assez génial. Je peux écrire plein de choses et les poster sans trop réfléchir.

Mes textes sont beaucoup mieux sur ce site que dans mon Evernote. 

Regarde, j'ai posté mon amorce de roman. Tu te souviens ?

- Oui, le policier un peu cochon et marrant ?

- C'est ça. Et bien, il y a quelques lecteurs qui ont lu le premier chapitre. Et qui trouvent ça bien. Ca m'encourage à continuer. Pareil pour les poèmes. 

Et en plus, il y a des concours.

Des figures imposées, tu écris en respectant les codes et participes à une petite compétition avec quelques prix. 

- C'est bien. Je suis contente que tu recommences à écrire. Ca veut dire que tu vas mieux, je crois.


Elle pense à ma déprime de cet hiver. A ma psychologue qui m'a demandé de faire plus attention à mes envies personnelles. Trouver des moyens de m'accomplir davantage. 

- Moi aussi, je dis. J'ai écrit une chronique du disque de Fauve et il y a des gens qui ont voté.

Elle est même en tête des votes d'un concours de critiques de disque. 

- Tu plaisantes ?

Sourire aux lèvres, elle se penche sur mon épaule, regarde l'écran. 

- Non, je réponds, fier comme D'Artagnan (il était pas fier, D'Artagnan, peut-être ?).

Bon, je te parle de neuf votes, hein, c'est pas encore les Oscars. Mais ça me fait vachement plaisir. Surtout que tout ces textes, jusqu'à présent, personne ne les lisait. 

- C'est génial, bravo ! Je vais lire ta chronique. 

- Te casses pas pour ça. J'ai de nouveaux lecteurs. Des femmes surtout, en fait. Je lis aussi leurs textes. Il y a des trucs vraiment très beaux. Emouvants. Et des nouvelles aussi. 

- Qu'est-ce qu'il y a à gagner ? 

- Un Ipad..

***

Elle rit doucement.

Elle me regarde et elle rit.

Dans son oeil il y a l'étincelle qui dit qu'elle m'aime et que je l'amuse.

Bien sûr que je rêve d'avoir un Ipad.

Que la décroissance à laquelle on s'est livrés en quittant notre Byzance il y a un, avec nos deux filles, pour travailler en Amérique centrale m'a coûté au moins autant qu'elle m'a plu.

Pas de smartphone, pas de tablette, pas de télévision, peu de choses. 

J'ai aimé, vraiment. 

Mais si je gagnais un Ipad, ce ne serait pas comme si j'en achetais un, si ?

Je veux dire, on me le donnerait parce que ce que j'ai écrit est jugé bon, je vais quand même pas le refuser ? Je ne vais pas dire "euh.. non, non, donnez le au second, je n'en veux pas, j'ai fait voeux de chasteté numérique" quand même ? 

T'es marrante, toi.

T'es là, tu me regardes et je vois bien que tu penses que je ne suis sur ce site que pour trouver un moyen de gagner un Ipad.

T'as pas raison, je te jure.

C'est de l'art qu'il y a sur ce site. De l'art. Toutes ces personnes qui publient chaque jour des textes - dont beaucoup sont vraiment d'excellente qualité - ils fabriquent de l'art. Une exposition vivante d'émotions et de vies racontées. Je voudrais participer à ça. 

Maintenant, attends.

Admettons que je gagne un Ipad.

Quand même ce serait vachement bien.

On pourrait regarder Downton Abbey au lit, par exemple. Ou lire le Monde Diplomatique.

Oui, voilà. Il paraît que pour lire le Monde Diplomatique, vraiment, l'Ipad c'est une tuerie, tu vois ?

Et je te parle même pas des Skype. Les filles pourraient parler à leurs grands-parents quand elles veulent. Depuis leurs chambres!

Non mais t'imagines à quel point ce serait chou si elles pouvaient dire bonne nuit à grand-maman Lou depuis leurs lits, hein ? C'est pour le bien de tout le monde. 

Après, tu vas me dire que ça rompt le voeu de désintoxication numérique, je suis d'accord.

J'avais dit que ça comptait dans l'expérience. Deux ans d'expatriation, d'aventure en famille et de décrochage du matérialisme, c'est vrai! Mais y a quand même plein de trucs qu'on a réussi, tu vois. Plein. 

Reprendre un Ipad, ce serait pas non plus comme une trahison quand même. 

J'ai dit "reprendre". Non?

Bon, je voulais pas dire "reprendre", ça va ?

Non, je ne vais pas en acheter. On parle de ça parce que j'ai parlé du concours et toi tu m'as dit que j'étais ridicule. 

- J'ai jamais dit ça. 

- Tu l'as dit avec ton oeil là, celui qui sourit. 

- Mais non. Tu te fais un film. Tu es grand mon bonhomme, fais ce que tu veux. 

- Et ben voilà. Tu vois. Voilà ! Tu me fais culpabiliser, maintenant. C'est tout toi ça. En deux mots, tu me flingues.

Je te parle d'art, de création collective, de littérature moderne, participative et de nombreux lecteurs.

Oui, c'est vrai. C'est mieux qu'une exposition que personne n'irait voir parce qu'il y a plein de gens qui lisent aussi.

Cet échange, c'est bien de l'art pur, non ?

Et toi, tu es là et tu t'arrêtes sur cette question d'Ipad que je ne vais même pas gagner. Parce que je suis sûr que si ma chronique est en tête maintenant, elle va être fumée par je ne sais quel star de la plume qui va me renvoyer à mes études. Il reste un mois tu te rends compte, comme c'est long un mois ? Donc tu es là, tu rigoles avec ta fossette là, tu me juges en pensant que je vais retomber et déserter nos travaux ici pour passer mes journées sur le web, mais c'est faux. 

- Greg ?

- Quoi ? 

- Je suis contente que tu recommences à écrire. 

- Oui. Ah. Bon. Merci. Et alors ? 

- Et alors ça suffit. Vas chercher les filles, on va acheter des mangues pour ce soir. 



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