Le pianiste

Karine Géhin

Érotomanie : (n.f.) État d'un individu livré à l'illusion qu'il est aimé d'une personne alors qu'il n'en est rien. Obsession sexuelle à l'endroit d'un individu qui ne partage pas ce désir.

 

Une soirée de juin.

Une température chaude pour la saison, pas de vent. Un soir idéal pour organiser une garden-party. La nuit commence à tomber, on peut distinguer quelques étoiles dans le ciel et la rondeur d'une lune délavée par les derniers rayons d'un soleil couchant.

De grandes tables ont été dressées et croulent sous une débauche de plats tous plus exotiques les uns que les autres. La musique s'expulse à plein volume d'énormes enceintes disposées autour de la piscine. Tous les invités dansent, ou plutôt se trémoussent, sur le son de Bob Sinclar, les bras en l'air. Les femmes sont court vêtues, les hommes sont en short, souvent torse nu.

Sauf ce grand jeune homme brun, là-bas, au fond du jardin. Appuyé contre un arbre, il porte un costume sombre sur une chemise jaune pâle et, un verre de champagne à la main, il observe les danseurs d'un œil morose. Il n'aime pas cette musique entêtante qui lui donne mal au crâne, il n'aime pas tous ces gens à moitié nus qui se frôlent et se dandinent, il n'aime pas le luxe clinquant de cette piscine éclairée de mille couleurs. Il est là depuis cinq minutes et il a déjà envie de s'enfuir, de retourner dans sa tanière et de fermer la porte à double tour.

Mais il a été engagé. À minuit il doit s'asseoir au piano, pour l'instant dissimulé derrière un rideau tendu entre deux arbres, et jouer "joyeux anniversaire" en l'honneur de Camille, la meilleure amie de la maîtresse de maison. Puis quelques airs connus, plutôt entrainants, pendant que tout ce beau monde se goinfrera de gâteau.

Que minuit arrive vite, c'est tout ce qu'il demande.

 

Soudain, une femme apparaît. Vêtue d'une robe de soie rose pâle, ses cheveux bruns attachés en chignon, elle slalome au milieu des danseurs. Elle a les pommettes hautes, les lèvres brillantes et un corps superbe. Elle dégage une grâce et une classe naturelle qui le clouent sur place. Il attrape le premier bras velu qui passe à sa portée.

— Qui est cette femme?

— Calmos, mec! C'est la reine de la soirée! C'est Camille.

C'est donc à elle que s'adresseront ses mélodies au piano. Il est subjugué. Il la regarde sourire, danser un peu, écouter les plaisanteries de ses amis…

Soudain, l'espace d'un court instant, elle pose son regard sur lui. Elle lui sourit, l'air un peu intrigué par cet inconnu qui la dévisage. Elle l'a vu. Elle l'a remarqué.

Elle se retourne presque aussitôt, offrant à sa vue son dos dévoilé par une robe échancrée jusqu'à la chute de ses reins.

Il se rend compte qu'il bande. Il court s'installer au piano. La froideur des touches du clavier le calme et l'apaise toujours. Son rythme cardiaque ralentit. Il ferme les yeux. Et tout ce qu'il voit derrière ses paupières closes, c'est Camille dans sa robe rose.

Que minuit arrive vite, c'est tout ce qu'il demande.

 

*****

Première lettre

Mademoiselle,

Je sais que ma démarche va certainement vous sembler étrange, mais depuis que je vous ai vue, je ne pense plus qu'à vous. Vous hantez mes pensées jusque dans mes rêves.

Je sais que vous m'avez remarqué aussi. Oui, je suis le pianiste qui vous dévorait des yeux à votre soirée d'anniversaire.

Vous étiez si belle, si désirable que vous avez ravi mon cœur. Votre robe de soie rose moulait votre corps parfait comme une seconde peau et vos cheveux relevés dévoilaient une nuque gracile faite pour être couverte de baisers. Enchanteresse…

Je donnerais n'importe quoi pour vous revoir, n'importe quoi.

Accepteriez-vous de correspondre avec moi?

Je vous en supplie, dites oui. Vous feriez de moi le plus heureux des hommes!

J'inscris mon adresse au dos de l'enveloppe. J'attends votre réponse.

Frédéric

Deuxième lettre

Camille,

J'étais sûr que mes sentiments étaient partagés!

J'ai lu et relu cent fois votre lettre, j'ai suivi du bout des doigts les courbes aériennes de votre écriture, j'ai humé le papier en quête d'un vestige de parfum que votre main adorée aurait pu laisser. Je suis fou de vous. Savoir que vous acceptez de correspondre avec moi me comble de joie!

Laissez-moi vous dire que vous êtes merveilleuse, magnifique, la plus belle femme du monde.

J'aimerais tant vous rencontrer, vous toucher, vous sentir. Je fantasme que j'enroule un bras protecteur autour de votre taille et que mes yeux perdus dans votre regard émeraude je dépose un baiser aussi tendre que retenu sur vos lèvres entrouvertes…

Puis-je espérer?

Votre Frédéric

Quatrième lettre

Ma Camille,

Je suis heureux que nous puissions nous voir! Même si c'est à l'occasion de la soirée caritative organisée par votre amie, la joie de vous retrouver est intense.

J'ai envie de vous serrer dans mes bras, de picorer votre peau d'un millier de baisers, de glisser une main fébrile sous votre robe…

Tout ce que j'espère c'est que nous parviendrons à trouver un moment d'intimité à l'insu de votre mari, j'ai tant besoin de vous, de votre corps, de votre bouche…

J'attends cette soirée avec tant d'impatience!

Je vous aime Camille, pour toujours, je le sais, je le sens.

Votre Frédéric

 P.S J'allais oublier! Merci! Oui, j'ai remarqué que vous parfumiez vos lettres désormais! Quelle délicieuse attention!

Cinquième lettre

Mon amour,

Quelle soirée!

Une heure que je vous ai quittée et je ne peux déjà plus résister à l'urgence de vous écrire comme je vous aime! Je vous aime. Je vous adore. Je vous aime.

 Je vois bien que je ne suis pas très cohérent, mais la passion qui dévore mon corps ne souffre aucun compromis.

Lorsque vous m'avez attiré dans ce petit bureau, mon cœur cognait si fort dans ma poitrine que j'ai craint qu'on puisse l'entendre du couloir. J'ai tourné le verrou.

La pièce était petite et cela m'a rassuré. Je n'ai jamais aimé les grandes demeures. Trop d'espace. Et la maison de votre amie est immense. Les couloirs sont si longs qu'elle devrait envisager de mettre des bancs pour se reposer entre deux pièces…

L'endroit dans lequel nous étions était parfait. À la lumière de la lampe de bureau, vous ressembliez à une madone dans votre robe blanche immaculée. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau.

Nous nous sommes aimés si passionnément sur ce bureau que si le bois pouvait parler, il dirait que nous étions faits pour nous emboîter. Quand mes lèvres ont rencontrés les vôtres, mon corps s'est éveillé comme d'un trop long sommeil. Ma langue a cherché et trouvé la vôtre. J'ai gouté, savouré, dégusté la moindre goutte de votre être. Votre corps brûlant attendait impatiemment le musicien que je suis, qui saurait en faire l'instrument de la plus harmonieuse des mélodies. Et la chorégraphie a commencé. Les vêtements ont valsé, les langues ont entamé un slow langoureux, les corps affamés ont suivi par un tango endiablé puis une samba joyeuse, vos cheveux tressautant en cadence…

Votre souffle dans mon cou, vos mains cajoleuses, tout me subjuguait.

Vous avez murmuré, caressante: "Dis-moi, Frédéric, dis-moi toutes les belles choses que je t'inspire…" et c'est de cette façon que je vous ai prise, au rythme de vos "Fort comment?", "Belle comme quoi?", et la danse nous a emportés. Jusqu'à ce que votre corps se raidisse et que vous mordiez mon épaule pour étouffer le cri de jouissance qui déchirait votre ventre. Alors, mon propre plaisir a éclaté en moi en ricochets jusqu'à mon cœur…

Ma nuit va être bonne, peuplée des rêves délicieux que je vais faire de vous, de nous.

Vous avez enroulé autour de mon cœur une chaîne aux maillons incassables,

Votre Frédéric

Dixième lettre

Mon amour,

Je vous écris tous les jours, vous ne répondez pas…

Depuis notre rencontre, aucunes nouvelles…

Que se passe-t-il? Votre mari se doute-t-il de quelque chose? Avez-vous des ennuis? Êtes-vous malade?

Je vous en prie, répondez-moi! Je dépéris! Si je n'ai pas de réponse à cette lettre, je prendrai les mesures qui s'imposent.

Nous devons cesser de nous cacher à la face du monde pour pouvoir vivre notre amour au grand jour.

J'attendrai votre réponse trois jours, pas un de plus.

Votre Frédéric

*****

Article paru dans le journal "le Parisien"

Le fondateur du quotidien "Vue sur le monde" retrouvé mort dans sa voiture.

Hier matin, aux alentours de 10h30, le corps sans vie de Pierre Delbraux, célèbre fondateur du non moins célèbre journal "Vue sur le monde", a été retrouvé mort sur le parking d'un centre commercial. D'après les premières constatations, il aurait été étranglé avec une corde de piano, laissée dans la voiture, alors qu'il était assis au volant.

Le mobile ne semble pas être le vol.

La veille, son épouse avait signalé sa disparition à la gendarmerie. D'après nos sources, elle ne lui connaitrait pas d'ennemi direct, mais les prises de position politiques de son mari ont peut-être causées la colère d'un individu peu scrupuleux.

Nous vous tiendrons informés de la suite de l'enquête.

*****

Frédéric entre dans la propriété. La maison est immense. Il est impressionné mais pas dans le bon sens du terme. Il déteste férocement ce genre de bâtiment au luxe ostentatoire. Il avance d'un pas léger, heureux de retrouver sa douce Camille, son Amour.

Devant l'entrée de la demeure, il s'interrompt, surpris. La porte est entrouverte.

Il entre dans un grand vestibule orné de magnifiques miroirs ouvragés. Un tapis moelleux étouffe le bruit de ses pas.

Il avance un peu, surpris de n'être pas accueilli, ne serait-ce que par un majordome.

Au fond du couloir une porte est ouverte. Il entre. Ses yeux tombent sur Camille. Assise dans un fauteuil, à côté de la cheminée. Recroquevillée plutôt qu'assise d'ailleurs. Les pieds sur le fauteuil, les bras autour de ses genoux, on dirait qu'elle pleure.

Il s'apprête à courir pour la prendre dans ses bras, pour la réconforter. Mais quelque chose dans l'attitude de Camille le fige sur place.

Elle ne parle pas, mais ne le quitte pas des yeux.

Il ose un pas vers elle.

— Mon amour, vous n'avez pas l'air bien… vous me faites peur…

Aucune réponse.

Il approche. S'agenouille devant elle, inquiet.

—Mon mari est mort.

Il s'agit d'une affirmation, pas d'une question, mais Frédéric, pétrifié, se sent obligé de répondre.

— Oui, bien sûr.

Camille saisit la statuette en bronze sur la cheminée et l'abat d'un coup sec sur le crâne du pianiste.

Elle saisit son téléphone portable d'une main tremblante et compose aussitôt le numéro de l'inspecteur chargé de l'enquête sur l'assassinat de son mari.

— Inspecteur? C'est… c'est madame Delbraux. Je… j'ai… Au secours! Venez vite.

— On n'a pas eu le temps d'aller bien loin, madame. On sera là dans deux minutes.

Elle n'a pas le temps de raccrocher qu'elle entend déjà le deux-tons hurler dans le téléphone.

Les inspecteurs sont venus lui poser des questions, très attentionnés, ils sont partis il y a peu, ils ne vont donc pas tarder.

Elle se met à pleurer.

Quand les policiers arrivent, Camille est prostrée dans un angle de la pièce, un grand couteau ensanglanté à la main. Elle sanglote et se balance d'avant en arrière, en état de choc.

Par terre, un homme est étendu, une plaie béante au milieu de la poitrine.

— Madame Delbraux! Ça va? Mais que s'est-il passé?

— C'est lui…, bafouille-t-elle tremblante, les yeux rivés sur le corps sans vie du pianiste, c'est lui qui a tué mon mari… il… il me l'a dit… C'est le fou qui me suit depuis des semaines, c'est LUI!

Il a crié le dernier mot, les yeux hagards. L'inspecteur prend un plaid sur le canapé et lui pose délicatement sur les épaules.

— Vous le connaissez, madame?

— Oui, c'est le pianiste… à mon anniversaire… il m'a écrit, pour me dire qu'il m'aimait. Je lui ai répondu que je suis… que j'étais (elle sanglote maintenant, désespérée) mariée et heureuse avec Pierre. Oh mon Dieu, Pierre… oh mon Dieu…

À la soirée de Sophie ce monstre m'a… il m'a… violée… je l'ai mordu très fort, à l'épaule…

Le policier se penche vers le corps et écarte le col de la chemise. La blessure n'a pas encore cicatrisé et on distingue clairement les marques de dents. L'inspecteur hoche la tête:

— Pianiste… bien sûr… Pourquoi n'avoir rien dit, madame?

— J'étais terrorisée, inspecteur, murmure-t-elle, j'avais peur qu'il me tue. Oh! Je l'ai assommé… et je l'ai tué… je vais aller en prison?

— Bien sûr que non, madame, je vais vous emmener au poste et prendre votre disposition, c'est de la légitime défense, ne craignez rien.

— Je peux aller dans ma chambre chercher une veste?

L'inspecteur acquiesce et aide Camille à se relever. La pauvre femme. Violée par ce qui semble être un érotomane obsessionnel et veuve en quelques jours. Elle lui fait pitié, toute flageolante sur ses jambes, des larmes plein les yeux. Il existe de ces cinglés quand même!

*****

Camille entre dans sa chambre. Très vite elle sort de sous son chemisier les lettres qu'elle a écrites à Frédéric et qu'elle a pris soin de lui demander d'apporter, sans lui en expliquer la raison. Elle les a prises dans sa veste juste avant de lui enfoncer le couteau dans le cœur. Non sans les avoir remplacée par une autre lettre, véhémente, dans laquelle elle demande à Frédéric de ne plus l'importuner et dans laquelle elle fait l'éloge de son mari.

Elle ouvre un petit coffre caché derrière un tableau et y dépose les enveloppes, qui viennent rejoindre les autres, celles de Frédéric.Dommage, elle aimait bien ses mots d'amours, ses billets doux, mais pas autant que les millions d'euros qui l'attendent à la banque et qui vont faire d'elle une femme libre.

Maintenant, elle va aller au commissariat faire sa déposition. Elle prend son imperméable noir, l'enfile et se regarde dans le miroir. Elle aplatit ses cheveux, frotte un peu ses yeux pour qu'ils rougissent et que le mascara coule, prend un air abattu et se met à pleurer.

 Elle ouvre la porte, l'inspecteur lui sourit, la veuve éplorée et violée entre en scène…

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