Le repas

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Quatre personnes sont attablés dans la cuisine, en train de manger. Pourtant, aucun mot ne romps le silence. On n’entend que la conversation des objets inanimés. Le bourdonnement du frigo répond au tic tac de l’horloge. Les couverts bavardent entre eux en salves de cliquetis, et la télévision murmure, seule dans son coin. Les chaises se querellent mollement en couinant sous le poids des corps se passant le sel, le pain ou les plats. Quatre personnes ont réunis leur solitude pour le repas. Pour autant, ils ont encore moins à se raconter que les choses qui les entourent. Le mutisme couve cette famille, comme si tout avait déjà été dit, alors que tout reste à dire. Le silence entre eux enfle comme un furoncle que personne n’ose percer. Il est enkysté depuis si longtemps que sa peau en est épaissi au point que le crever devient presque impossible et trop douloureux. Je suis une de ces quatre personnes. Les autres sont ma mère, mon père et mon frère. Une famille que le manque de communication étouffe jusqu'à l’asphyxie. Pour supporter la maigreur des phrases sans consistance que nous parvenons à échanger, j’essaie de les traduire mentalement pour leur donner la saveur qu’elles devraient avoir : anodines, complices, et légèrement teintées d’affection assumée.

En spectateur impuissant, j’assiste à cette scène muette d’une histoire sans parole. La frustration se mélange à la désolation de constater que je suis comme eux : muet et tout autant incapable de communiquer sans retenue. J’enfourne de plus en plus hâtivement les aliments pour étouffer comme je peux les hoquets de tristesse rageuse que je sens monter en hauts le cœur acides. Je ravale le tout en tassant bien à grand coup de cuillérées de petits pois.

Dans le silence, les bruits de mastication sont amplifiés. Même au travers de sa bouche close et ondulante comme une chenille grasse, j’entend les dents de ma mère s’entrechoquer en un bruit mat d’aliments écrasés. Le clapotis spongieux et étouffé de la déglutition de mon père leur fait écho. Et en face, la bouche huileuse et grande ouverte, mon frère mâche consciencieusement à grand renfort de succion mouillés. Mastication, rumination et déglutition se répondent comme une conversation que nous sommes incapable d’avoir. Ces bruits humides et organiques de bouillie alimentaire résonnent de façon obscène. Ils prennent en otage tout l’espace de mes pensées à la façon du tic tac d’une horloge dans le silence de la nuit. M’obsédant jusqu'à la folie, je n’entend plus que ça. J’essaie de me concentrer en vain sur autre chose pour ne pas laisser le dégoût m’envahir. Ce concert de gargouillis humains prend de l’ampleur jusqu'à devenir un vacarme assourdissant et répugnant. J’ai soudainement envie de crier, de leur hurler d’arrêter cette torture. Je sens que je vais craquer et je me lève brusquement en faisant crisser désagréablement ma chaise sur le carrelage. Trois paires d’yeux interrogateurs se tournent vers moi. Trois mandibules surprises suspendent leur bruyante besogne. Devant leur air surpris, la vague de colère qui me submergeait reflue aussitôt. Je me sens idiot de m’être ainsi focalisé sur ce détail obsédant masquant le véritable objet de mon exaspération: cette pudeur qui nous cloue le bec en nous rendant muet les uns aux autres. Ce manque de courage à se parler, faisant des membres d’une même famille de parfaits étrangers perclus de douleurs intimes jalousement intériorisées. Ces douleurs que l’on n’ose pas partager de peur d’alourdir le fardeau familial. J’ai pourtant la sensation diffuse qu’il suffirait à un seul d’entre nous d’avoir le courage de se laisser aller à exprimer ses sentiments pour que les autres s’engouffrent avec soulagement dans la brèche. Comme une réaction en chaîne, les vannes s’ouvriraient permettant enfin d’irriguer une complicité familiale asséchée. Mais personne ne parvient à rompre les digues du mutisme. Ce silence masochiste, pervers et culpabilisant. Au nom d’une sacro-sainte pudeur brandie comme un talisman contre les blessures, chacun se prive par la même occasion de partager ses petits bonheurs qui auraient pu égayer ce morne repas pour, au moins, en faire un moment supportable. Nous ne savons plus rire ensemble, ni même sourire. Nous sommes une famille sans liens, réunie par l’habitude et n’osant s’avouer son affection. Je suis debout devant ces trois paires d’yeux qui me dévisagent. Je pourrai leur dévoiler toutes les pensées qui me traversent l’esprit, essayer de faire bouger les choses, mais la lâcheté l’emporte. « Quelqu’un veut du fromage ? » sont les seuls mots qui franchissent mes lèvres. Sans attendre de réponse, je sors de table et vais chercher le plateau dans le frigo, en me maudissant. Avant de revenir m’asseoir, je passe près de la télévision et je monte le son de quelques décibels comme pour donner à tous une excuse de ne pas se parler. Et pour nous sentir un peu moins coupable de ne pas y arriver. C’est le journal de 20h.

Le repas se poursuit. Quatre personnes tristes et résignées ne sachant plus se dire qu’ils s’aiment sont attablés en silence autour de la table. Le bourdonnement du frigo répond au tic-tac de l’horloge. David Pujadas donne des nouvelles du monde tandis que les couverts, eux, bavardent en cliquetant dans les assiettes.  

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