Les arcanes de la séduction

gordie-lachance

N'importe où, n'importe quand...

Evidemment, les choses n’ont pas tardé à se mettre en route. Dès le lendemain matin, j’ai croisé ce salopard de Ted qui se baladait comme par hasard dans les environs. Dès qu’il m’a vue, il a été faire demi-tour au bout de la rue, puis il est revenu à ma hauteur la vitre baissée. Ses cheveux étaient gominés à l’extrême et il était encore plus parfumé que des toilettes de fast-food, ça sortait de sa voiture comme des relents d’égout.  

− Bonjour jeune fille, belle journée n’est-ce pas ?

Les abrutis dans son genre trouvent toujours le moyen de vous parler du temps qu’il fait, chez eux la météo c’est une vraie passion, pire encore que les courses de voitures ou de chevaux.

− Ouais, on a connu pire…

− J’étais justement en train de penser à toi quand je t’ai aperçue. C’est ce que j’appelle une sacrée coïncidence ! j’adore essayer de deviner le prénom des jolies filles… dis-moi si je me trompe… -là, il s’est mis une main sur le front comme s’il essayait de mettre son cerveau en route- Lucy ! je suis sûr que tu t’appelles Lucy !

Moins il en saurait sur moi mieux ce serait pour la suite. Je me mi à réfléchir à toute vitesse et je sortis le premier truc qui me passa par la tête.

− Kate… mon prénom c’est Kate.

− J’y étais presque ! tu as l’air fatiguée, Kate, est-ce que tu veux que je te raccompagne ?

C’était complètement idiot, vu qu’il me restait à peine cent mètres à faire avant d’arriver à la maison, et que lui le savait forcément. Mais je n’ai pas bronché. Je suis montée en laissant ma jupe glisser légèrement sur le haut de ma cuisse, et il a enclenché une vitesse d’une main tremblante. On est partis dans la direction opposée de la maison, comme si de rien n’était. Il n’arrêtait pas de parler, espérant peut-être m’hypnotiser avec toutes ses conneries.

− Tu sais que tu es vraiment très mignonne, Kate ? tu me rappelles une fille que j’ai connue quand j’étais animateur de camp de vacances. Qu’est-ce qu’on a pu prendre comme bon temps, tous les deux...

Cet abruti insistait sur mon prénom, comme si on se connaissait depuis des lustres. J’ai fait un fil rose avec mon chewing-gum et je l’ai enroulé lentement autour de mon doigt, pour lui montrer à quel point je le trouvais passionnant.

− Ah ouais, ça devait être génial...

− Tu l’as dit ! on était allés camper au bord d’un lac à toute un bande, je te raconte pas les fiestas qu’on s’est faites. J’avais beau être animateur, j’étais jamais le dernier quand il s’agissait de s’amuser !

Il a pris une route que je ne connaissais pas et on s’est mis à gravir tranquillement la colline au milieu d’une forêt de pins. L’air à la fois doux et piquant m’a aidée à oublier l’odeur grossière de son after-shave.

− Vous deviez être un sacré boute-en-train, alors...

Il m’a regardée et m’a fait une sorte de sourire qui ne ressemblait à rien, même pas à une grimace. Savoir faire un beau sourire, c’est un peu comme savoir raconter correctement une histoire drôle, c’est pas donné à tout le monde.

− Tu sais que je pourrais te faire des cadeaux, si tu es gentille, mon commerce marche bien…

− Votre épicerie pourrie ? à mon avis vous devez gagner à peine de quoi payer votre loyer. Vous allez m’offrir quoi, un sac d’engrais ou une boîte de tournevis ? remarquez je ne critique pas, tout le monde ne peut pas être Rockefeller.

Il a pincé les lèvres et s’est mis à rougir comme une tomate. J’avais tapé en plein dans le mille.

− Dis donc, je trouve que tu as la dent dure avec moi, je ne mérite pas ça… et puis laisse-moi te dire que tu serais étonnée, si tu voyais ce que j’ai réussi à mettre à gauche.

J’ai pris un air dégoûté et j’ai tourné la tête pour lui laisser le temps de ruminer. Il y avait des traces noires dégueulasses sur mon chewing-gum, alors quand j’ai réussi à le décoller de mon doigt je l’ai balancé par la fenêtre.

Il a arrêté la voiture sur une sorte de promontoire qui dominait la ville et il a coupé le moteur. On s’est retrouvés noyés dans le silence, à part des vagues chants d’oiseaux et les claquements du moteur qui refroidissait.

− Tu ne devrais pas jeter tes saloperies dehors, on est dans la nature ici, ça se respecte…

− Oui, chef.

Il a posé un coude sur le volant et s’est tourné vers moi autant que le lui permettait son bide. Son souffle était court et saccadé. J’ai jeté un bref coup d’œil vers lui et j’ai vu une goutte de sueur qui coulait sur son front. A moins que ce ne soit le trop plein de gomina qui était en train de se faire la malle à cause de la chaleur. Ce type était un vrai repoussoir ambulant, et prétentieux avec ça.

Il a tendu le bras pour relever une mèche de mes cheveux.

− Tu es une vraie tigresse, toi… mais j’aime les femmes qui ont du caractère, au moins on ne s’ennuie pas.

− Une femme ? je suis pas sûre qu’on puisse déjà m’appeler comme ça, vu mon âge…

Il a répondu par un autre sourire, encore plus pourri et crispé que le premier.

− Tiens, c’est vrai, tu as quel âge ?

− A vous de me le dire, puisque vous êtes si malin.

− Je ne sais pas, moi… à vue de nez je dirais dix-huit, peut-être dix-neuf…

Je venais d’avoir seize ans, mais il n’était pas obligé de le savoir. D’ailleurs, j’aurais mis ma main au feu qu’il n’en avait pas envie, ça aurait contrarié ses plans de gros vicelard ; et les miens par la même occasion, même s’ils étaient très différents. De toute manière, il faut savoir payer de sa personne pour obtenir ce qu’on veut.

− En plein dans le mille, vous êtes trop fort.

Il a fait un grand geste de la main, comme si toute la saleté de paysage avec les arbres et les maisons lui appartenait.

− C’est beau, tu ne trouves pas ? j’adore venir ici, ça m’aide à prendre un peu de distance et à réfléchir quand j’ai pas trop le moral, si tu vois ce que je veux dire…

− Vous vous parfumez toujours autant, quand vous avez besoin de réfléchir ?

− Euh… non, là c’est un peu particulier. Tu vas probablement te moquer de moi… en réalité, je voulais surtout être beau pour le cas où je te rencontrerais.

J’ai apprécié qu’il montre un peu de franchise, ça le rendait moins gluant et antipathique, mais je me suis abstenue de dire si je le trouvais beau ou non. Heureusement, il n’a pas eu le cran de me le demander. Il a posé une main sur mon genou et ça m’a fait autant d’effet que si on y avait collé un poisson mort. J’ai eu un frisson dans le dos et ma jambe s’est couverte de chair de poule. Il allait me falloir un peu de temps pour accepter qu’il me touche sans que je me mette à hurler. Pour l’instant, j’étais arrivée à mon maximum, il fallait donc que ça s’arrête. J’ai tapoté sur sa main avec mon index.

− Je déteste la nature, ça me déprime comme c’est pas possible. On peut pas s’en aller ?

− Ok, si tu veux…

Il a retiré le poisson de ma jambe –il y avait une plaque rouge à cet endroit, un peu comme quand on a une allergie-, et il a remis le contact avec une mine de déterré. Le moteur a craché deux ou trois fois et on est repartis. Le soleil avait disparu derrière des nuages couleur d’ardoise et un vent aigre s’était levé. Ted m’a trimballée un moment à travers la ville, sans doute pour montrer à tous les gens qu’il connaissait qu’il arrivait à lever de jeunes poulettes dans mon genre. Finalement, il s’est résigné à me déposer devant chez moi.

J’ai poussé la portière avec un genou et j’ai laissé mes jambes glisser mollement sur le bitume.

− Salut, Ted, merci pour la ballade. C’était vraiment… sympa de discuter avec toi.

Il a soulevé ses grosses fesses pour pouvoir fouiller dans sa poche de pantalon, puis il s’est penché au-dessus du siège passager et m’a tendu un billet de banque tout froissé.

− Tiens, si tu as besoin de te payer quelque chose, je sais ce que c’est que d’être jeune… Je trouve que tu es une fille super, et si tu es d’accord j’aimerais beaucoup qu’on se revoie.

− Ouais, pourquoi pas, on verra…

Je l’ai planté sur place et je suis allée jusqu’au portillon en me massant la nuque. Il n’était pas encore dix heures du matin, pourtant j’avais une envie dingue de retourner au lit.

Naturellement, à partir de là on s’est revus tous les jours, mais ça vaut vraiment pas le coup d’en parler.

  • La chutte est ouah... Voila quelqu'un que je vais pouvoir lire avec plaisir.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Default user

    sophi-tseu

  • Ca laisse beaucoup deviner d'une tragédie intime avec un côté détaché implacable. Je trouve que c'est bien écrit avec de bonnes images. Merci !

    · Il y a environ 11 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Venant de quelqu'un d'"insane", cela me touche beaucoup!
    Billy wonder why are we insane...
    http://www.youtube.com/watch?v=nFkRjrRFd_g

    · Il y a environ 11 ans ·
    Yinyang

    gordie-lachance

  • J'aime beaucoup la façon dont tu as écrit ce texte, l’atmosphère qui s'en dégage, sarcastique a souhait, grinçant,
    une nana bien trempée, j'ai eu peur pour elle ... mais non le fin je ne l'avais pas imaginée comme cela et c'est tant mieux.. bravo !

    · Il y a environ 11 ans ·
    000000

    insane

  • J'aime beaucoup l'atmosphère de ce texte.
    Cette nana désabusée et son regard acéré donnent un "étrange climat" comme le dit Gilda.
    cdc

    · Il y a environ 11 ans ·
    D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

    lyselotte

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