Les ballons rouges

Anna Kriegel

Qu'est-ce qu'on était cons. On voulait faire semblant de ne rien aimer, d'être les meilleurs, et de tout savoir. Grandir : ou arrêter un peu de se prendre au sérieux.

Ils ont implosé, les ballons rouges. A force de les fixer, ils ont dû avoir honte, ou s'ennuyer, et se gicler dessus. Depuis des années, je suis artiste. J'ai su tôt que ce serait la voie, mais plutôt que de le prendre avec naturel, je l'ai assumé tantôt avec l'orgueil de la bourgeoisie éclairée, tantôt avec l'incompréhension tragique des poètes du XIXe siècle. J'apprenais à boire du whisky et je couvrais les serviettes des cafés de mes pensées. Ah, la pensée du jeune auteur : un trésor qu'il ne faudrait surtout pas perdre de peur que l'humanité ne s'en remette pas.

Des auteurs, j'en ai rencontrés. Il y en a qui veulent tout le temps vous lire leurs textes, eux-mêmes, à haute voix, alors que vous, bon, vous adorez la littérature - ou pas - mais vous n'avez pas forcément envie, un samedi à quatre heures dix du matin, un verre de gin de trop, à un pas de la piste de danse, de le voir sortir son portable, ouvrir ses notes et commencer à déclamer son texte.

Il y a les autres : ceux qui ne lisent jamais rien. "Ah, non, moi, j'écris pour moi." Ils se font si petits, comme des écureuils. Je le sais, parce qu'on m'a appelée écureuil pendant un moment.

Le chemin pour être auteur, pour être artiste, pour être jeune, ou plutôt pour devenir adulte, j'ai l'impression que c'est un peu toujours le même : tout faire bien, puis tout faire mal, ou tout faire mal, puis tout faire bien, et ensuite chercher l'équilibre en sautillant - à la fois kangourou et flamant rose. Comme tout le monde (ma psychologue me disait "Tu n'es pas un cas si à part, tu sais", et j'essayais de consoler mon âme blessée de n'être pas si unique que ça), je suis sortie jusqu'à sept heures du matin, j'ai fumé, bu et vomi en même temps, connu très intimement des garçons tout juste rencontrés, appris un hymne anarchiste, blessé des gens par erreur, inconscience, ou test des limites, et souhaité mourir d'un accident de voiture. Comme pas mal de gens aussi, j'ai eu de bonnes notes, j'ai appris à aimer les Pink Floyd, Chopin et Nina Simone, j'ai essayé de ne pas m'endormir face à des classiques du cinéma muets et en noir et blanc, et puis j'ai eu des relations d'amour sérieuses et mes parents étaient contents.

Ma soeur, elle, en est encore à prononcer les mots déféquer et uriner avec un sourire ravi. Elle a toujours été plus honnête que moi. Je me rappelle quand j'aimais ces mots - et que je ne le disais à personne. Pas loin de l'époque où j'ai lu sept fois Harry Potter 1, six fois Harry Potter 2, cinq fois Harry Potter 3, et ainsi de suite. Parfois, j'ai envie de secouer le cynisme de ma jeunesse française. J'ai envie de dire que les blagues sur le pipi et le caca sont encore drôles, que la série Pokémon était pas mal du tout, que Murnau est vraiment chiant, et que Dorian (mon Demian à moi) avait raison quand il disait que Miles Davis, ça ressemble vachement à de la musique d'ascenseur.

Il préférait Jamie Cullum.

Dorian et moi, on a joué à être un duo d'auteurs, et on y croyait, comme les enfants.  On passait des heures à faire whisky, cigarettes et littérature pendant les nuits parisiennes. On s'habillait tout en noir. On prenait l'air solennel, et les meubles inspiraient respect - l'horloge, les vinyles, et toutes les Pléïades au mur. On prononçait les noms de Flaubert et Zola et puis on s'engueulait en public pour savoir lequel était le plus intéressant. Il embrassait une fille sur de la musique classique en pleine soirée d'étudiants de classe préparatoire. Il me récitait des vers, en tentant de contenir son sourire, sur le pont des Arts, alors que tous les autres mangeaient des chips et parlaient (sans doute) de la même chose avec moins de prétention. Je lui commentais ses textes avec autorité, tentant d'avoir l'air sûre de moi, et je me prenais pour Gertrude Stein et pour une critique d'art, et tout à coup j'étais la Muse de tous les artistes du monde, et puis, et puis - et puis il était trois heures du matin, et on avait bu trop de whisky, et j'étais beaucoup plus ivre que lui, les yeux rouges, et commander un taxi était incroyablement difficile, d'autant plus qu'on avait joué à La Bohème, alors commander un taxi, c'était retomber dans le bourgeois, et le vernis à ongle noir ne voulait plus rien dire, ou bien est-ce qu'il voulait dire quelque chose, et puis Dorian est mort.

Il n'est absent d'aucun texte. Je ne sais pas écrire sans lui, alors comme il n'est plus là, il est partout. Depuis que Dorian est mort, j'ai arrêté de jouer à être artiste, ou à être rebelle, ou à être exilée. Je suis. Je fais. J'essaye. J'ai déménagé à quatorze heures d'avion de Paris et de nos whiskys. J'habite maintenant en Argentine, où tout est en même temps crise et promesse. Ici, tu peux commencer cinq fois des études différentes, et à chaque fois on te félicitera. Ici, j'ai le sentiment qu'on donne une chance aux gens de garder une foi enfantine. Pouvoir dire toutes les vérités avec le sourire, ça te fait abandonner peu à peu tous les mensonges que tu débitais avant, quand tu prétendais mépriser Marc Levy mais que tu lisais tranquillement un de ses romans pendant un voyage, quand tu déclamais écrire des chefs d'oeuvre mais que tu faisais l'écureuil et ne montrais rien à personne, quand tu te moquais des autres d'échouer dans des choses que tu n'osais même pas essayer, quand tu avais peur de tout car on te disait que bientôt il n'y aurait plus rien, ni boulot ni planète Terre.

Je suis revenue aux ballons rouges. Peut-être que l'âge adulte, c'est ça. Après avoir été paralysé de peur pendant l'adolescence, tu te lèves, tu te dis que Bon, peut-être demain ce sera l'apocalypse, et puis tu continues à prendre soin de tes projets, des gens qui t'entourent, et de toi-même. Tu reviens à ce qui est simple, à ton vrai. Et grâce au ciel, tu as compris que pour être jeune artiste, tu n'es pas obligé de te balader constamment avec une gueule de bois et des lunettes de soleil.

  • Ouais. C'est vraiment. J'ai passé un bon moment. C'est seulement trop court. Là, y a de quoi se plaindre. Et merci pour le sourire, aussi. Un sourire qui dirait "tiens, t'es sure que t'en as fini de te rebeller ?", mais pas un en coin, un vrai, un grand, comme une grande goulée d'air du matin. Merci

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Vie1

    thib

  • Sublime.. CDC

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Aurore bor%c3%a9ale

    sylphide

  • Magnifique témoignage... Coup de coeur!

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Oeil

    anne-onyme

  • C'est superbe, la sincérité est d'une profondeur remarquable. J'en suis encore aux ballons rouges, 'faut les enfermer dans nos coeurs..

    Au plaisir MamZ'Aile Plume.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Img 3458

    mamzelle-plume

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