Les étoiles Budweiser
Alice Neixen
Josh jette la canette de Budweiser qui rebondit sur la route derrière la Mustang. Un modèle flambant neuf, décapotable, bleu métallique avec une double bande blanche sur le capot, et le cheval cabré qui pose en maître sur la calandre. A la dernière station service, les gens se sont retournés au démarrage de l'engin qui métamorphosait des volutes de poussières en tourbillons dans un bruit de tonnerre. De la frime. Il aurait voulu une Cadillac, une vieille bagnole avec une mélodie au lieu de ce bolide rutilant sans âme. Du 90 km/h bien mérité plutôt que du 140 sans plaisir. Le loueur de l'agence à l'aéroport leur a vendu toutes les options, même la climatisation et les sièges chauffants. Dans l'Utah en plein mois d'août !
- Connard, murmure Josh entre ses dents.
- Mec, elle est bien cette caisse, c'est quoi encore ton problème ? s'impatiente le conducteur, un Black charmeur et direct à peine dissimulé derrière des Ray Ban aviator miroir.
Quand il se tourne vers lui, dans ses lunettes miroir Josh voit son reflet, le rétroviseur, le bas-côté de la route qui file, et la poussière qui vole. Ca fout le vertige, de voir la vie à l'envers. Il marmonne :
- Je le voyais plutôt America Seventy notre trip, pas USA 2013.
- En même temps, la glacière intégrée sous le siège arrière pour la tise, t'es pas contre !
- On aurait fait pareil avec une glacière achetée 30 dollars chez Canadian Tire, réplique Josh.
Pour en finir, Justin tourne la molette de l'autoradio, et The Glitch Mob envahit le désert. Les cactus et le sable rouge semblent suivre le mouvement du cabriolet.
- Et le son, mec ? Hein ? Le son ?
- On est là pour s'inspirer, pas pour s'assourdir putain !
Josh, de mauvaise humeur, tourne la molette en sens inverse. Il fait 42 degrés, la route transpire à moins de 100 mètres devant eux et il n'y a aucun arbre. De la végétation aride, de la terre desséchée, des roches en fusion. Même l'air sent la chaleur écrasante. Cette odeur particulière qu'a la terre quand elle brûle. Un no man's land à perte d'horizon illusion. C'est pour ça qu'ils sont venus là, loin des concerts, de la foule, des fans aux seins nus qui fantasment. Ils sont venus pour se perdre. Et peut-être aussi se retrouver, hagards et un peu fous. Pour écrire et composer.
Josh ne relève pas même le menton pour dire :
- Arrête-toi, mec.
Justin, énervé, pile brutalement. La Mustang se cabre et s'arrête, après avoir coupé net la respiration de Josh qui sort en furie de la voiture.
- Putain t'es dingue ! J'aurai pu m'éclater la tête sur le pare-brise !
La portière claque plus fort que son point d'exclamation.
- Au moins ça te l'aurait remis d'aplomb ! Sérieux mec, t'as du prendre un coup de chaud !
Josh, lève le majeur vers lui, rageur, et touche ses cheveux. Brûlants. Merde, il en est quitte pour une insolation. Il se penche sur la banquette arrière et attrape un bidon d'eau calé sous son siège, tourne le bouchon. L'eau tiède dégouline sous son t-shirt et rampe à ses pieds quelques millièmes de secondes avant d'être avalée par le sol desséché. Ca lui fait du bien et le calme un peu. Dans le coffre, il trouve son chapeau. Un horrible chapeau tressé avec un bandana au milieu, qui lui donne l'air vraiment stupide, selon Jen. Stupide c'est mieux que déshydraté, lui avait-il répondu en riant avant d'attraper les fesses espagnoles de Jen et de la basculer sur le canapé. En repensant à cet instant, Josh a le tournis, et il se laisse glisser sur le bas-côté, sous le peu d'ombre qu'offre la Mustang. Maintenant, il est stupide et déshydraté.
Justin sort de la voiture, et jette un regard à Josh, étendu à l'ombre. Il fait quelques pas dans la poussière ambrée pour pisser et se demande si c'est la nana – comment elle s'appelle déjà… – qui le fout dans cet état. Gaulée comme elle est, forcément… Elle en ferait bander et rendre fou plus d'un. Justin se la ferait bien aussi, mais bon, tout compte fait non. Il ferme sa braguette et reviens vers Josh.
- Mec, ça va ? On repart ?
- Ouais...
Josh se relève péniblement, se sent nauséeux, et baisse son siège tandis que la Mustang reprend sa course effrénée vers l'infini de l'horizon.
Lorsqu'il émerge à nouveau, la voiture est garée devant un motel avec un sigle clignotant bariolé qui scande son nom ridicule : "American Dreams". Vachement original comme nom. Josh s'extirpe de la voiture au moment où Justin sort d'un baraquement délabré censé être un accueil.
- Hey! Chambre 320, il faut monter les escaliers, dit Justin en lui indiquant la balustrade à l'opposé d'où ils se trouvent.
Le motel est taillé en L, l'accueil se trouvant dans le petite partie du bâtiment, les chambres faisant tout le tour, en haut et en bas. Justin lance un sac à Josh qui manque de le rater, puis sort le sien avant d'entamer l'ascension des escaliers, Josh sur ses talons.
- Wow, des lits pareils, ça manque de meufs! On sort ce soir ! annonce Justin en se jetant sur un des lits.
Josh sourit. Même dans un motel pommé au beau milieu du désert, son pote est en pilotage automatique, programmé son, soirées et nanas. La clim, une douche froide et une surdose d'ibuprofène apaisent Josh.
Justin et lui sortent à peine une heure plus tard. La Mustang rugit moins fort, et le soleil commence à tomber, ivre mort dans cette chaleur étouffante. Il cherche l'autre moitié de la terre pour se rafraîchir. Josh fait signe à Justin, un peu plus loin sur la droite, un chemin de terre qui disparaît aux premières aspérités du désert. C'est curieux cet endroit, on dirait que le noyau terrestre a absorbé des pans entiers du relief. Subitement, un trou immense, comme un cratère, sombre et desséché. Au virage suivant, le trop-plein a été violemment recraché par le noyau, et un sommet de roche rougi est abruptement découpé. Soudain, quelques herbes hautes, à peine desséchées mais tordues d'être incessamment battues par le vent. Un cours d'eau, quelques mètres plus loin. Une vieille maison en bois, version ruée vers l'or. Sans or.
L'air est sec, les gestes sont lents, la Mustang s'arrête. Les baskets de Josh lèvent des volutes de poussière. Il observe chaque détail, chaque petite parcelle du désert. Des reptiles lézardent dans les dernières lueurs du soleil. Josh rejoint Justin, assis sur le capot. A défaut de nanas, des bières, son grand-père disait en riant que ça fait le même effet mais en silence. Dans le soleil couchant, sur fond de terre orangée, la canette de Budweiser rougit. Les étoiles blanchent jaillissent sur leur fond de mer.
- Mec, tu savais que la Budweiser était au coeur d'un conflit commercial entre la République Tchèque et les US ?
Josh sourit. Des étoiles sont des étoiles, même sur fond de conflit commercial.
- Paraît que la Budějovický Budvar est meilleure que l'américaine. Mais elle ne rougit pas au soleil.
- Quoi ?!
Josh secoue la tête, et sa tête dit :
- Nan, rien.
Justin hausse les épaules, descend du capot et attrappe sa guitare sur la banquette arrière. Sa Fender American Deluxe Jazz Bass. Noire. Métallique. Envoûtante.
La nuit est tombée d'un coup. La température avec. Josh ne s'en rend pas compte. Justin sourit pour dire : on recommence. Au milieu de la nuit, les phares jaunes de la Mustang éclairent le désert. Les notes graves de la Fender s'élèvent. Une brise emporte les notes vers les montagnes et le ciel. Josh prend le train en marche et rythme doucement la cadence sur une batterie improvisée faite de canettes, de cailloux, et d'une face cachée du capot de la voiture. La mélodie s'encanaille, le rythme s'accélère, ils jouent comme ça pendant de longues minutes, presque en transe. Dans leur élément.
Justin s'arrête.
- Josh ?
- Ouais ?
- Et le refrain ?
- J'sais pas. T'as une idée ?
- C'est ton truc, l'écrivain !
Josh reste silencieux quelques minutes, il pense à Jen, aux espaces vertigineux de l'Amérique, au vide, à la nuit, au fait d'être là et d'être simplement bien. Ni mieux, ni extraordinaire, ni fou. Bien. Ce genre d'instant où on a envie que le temps s'arrête, qu'on reste là juste une éternité. Après on verra, quand on sera soûlé de l'éternité d'être bien.
Josh esquive un sourire pour dire :
- Je sais.
Justin reprend la mélodie depuis le début. A un moment, Josh souffle :
« Stand still, pause clocks, we can make the world stop ».
Et la nuit continue sur un monde arrêté.
J'adore! Beau voyage :) Puis la Fender.. waw quoi. :)
· Il y a environ 10 ans ·dreamcatcher
Envoûtant.
· Il y a environ 10 ans ·Mention spéciale : "Après on verra, quand on sera soûlé de l'éternité d'être bien."
wen
Hey Alice ! Bon, les messages privés sont pas encore de rigueur sur cette nouvelle version, donc j'me permets de m'octroyer un commentaire (grosse déception hein ? ^^)
· Il y a environ 11 ans ·Tu sais que l'aventure Jetez L'Encre continue sur un forum ? On aimerait bien que tu nous y rejoigne ^^ http://jetez.l.encre.xoo.it/index.php
octobell
Pareil, j'adore vraiment ton écriture et ce texte nous plonge comme il faut dans cette chaleur et l'errance de ces 2 gars en quête d'inspiration ! C'est top, bravo !
· Il y a plus de 11 ans ·odepluie
C'est super cette balade au US!
· Il y a plus de 11 ans ·ben tu sais deja que j'aime ce que tu écris...et avec la musique c'est top !
Sweety
Merci Alice de nous réconcilier avec l'Amérique sauvage, façon Beatnick generation ! Du grand art ! Beau, léger et tellement raccord avec la musique ! Bravo ! (marrant comme ce morceau a inspiré des genres et des rivages différents, cf mon texte !)
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
Ahlalalalala c'est énorme ! Tu nous donnes chaud, on étouffe avec ces deux gars, et on se sent vraiment dans la tête de Josh. Mention spéciale pour la description génialissime du désert. C'est marrant, parce que je suis précisément en train d'écrire un truc avec un des personnages qui s'appelle Josh (bon, je devrais pas le faire... mais c'est toujours quand on a autre chose à faire que l'inspiration s'invite ^^). En tout cas, y'a pas à tortiller, je suis vraiment complètement fan de ton écriture ! Une histoire, des personnage, une ambiance, et le tout avec une écriture simple, imagée, accrocheuse. Je suis fan. Voilà, c'est tout !
· Il y a plus de 11 ans ·octobell