les herbes folles
jones
Les herbes folles
L’odeur de camphre emplissait la pièce aux murs jaunes crouteux. La peinture était tellement cloquée qu’on aurait pu dire que, par dégoût, personne n’avait touchée cette omelette depuis qu’elle avait été posée là. Des douches suintaient un goutte à goutte oublié. Les bancs en bois bruissaient de conversations pendant que chacun se délestaient de la peau de sa vie d’avant sur les portes manteaux en fer. Jordan, Hakim et Abdou rêvent. Arrêts réflexes, crochets courts, débordements et centres au premier poteau. Le vestiaire sent bon la victoire. J’improvise un discours de motivation :
Bon, les gars, c’est une demi-finale de Coupe. Plus qu’un match et vous serez au bout. Vous savez ce que vous avez à faire. Vous avez bossé dur pour arriver jusqu’ici et c’est pas maintenant qu’il faut s’arrêter. Alors, surtout il ne faut pas penser à ce qui pourrait se passer après. Il faut se concentrer sur ce match, faire ce que vous avez à faire et ne pas avoir de regrets. Sur un match tout peut arriver. Soyez solidaires, restez disciplinés et prenez du plaisir. Jouez comme vous savez le faire et rendez vous au bout du chemin, tous ensemble. On perd, on gagne mais c’est tous ensemble. N’oubliez pas ça. Je vous dis pas bonne chance, c’est pour les perdants. Après leur cri de guerre, Abdou a ouvert la porte du vestiaire et la lumière est entrée comme dans une église.Ca fait un an que j’occupe mes dimanches, un an maintenant que j’entraine les moins de 18 au club. Ca n’a pas été simple, ils m’ont mené la vie dure mais quand ils ont vu que je ne rigolais pas sur les entrainements et que j’étais là tous les weekends, ils ont fini par s’adoucir. Depuis le début, j’ai deux principes : un, ne rien leur donner d’autre que ma présence et deux, pas de passe droit. Je crois que ça a marché.
Mon gros sac de sport usé trône sur le carré vert, près de la ligne blanche, à côté du banc. Les maillots, les shorts et la bombe magique débordent joyeusement. Il faut gueuler pour qu’ils se replacent mais dans l’ensemble ils respectent le plan de jeu. Et plus la mi-temps approche, plus je sens douter nos adversaires. La mère d’Abdou est venue me voir un soir pour me dire qu’il était question qu’il rentre au pays, vu qu’au lycée il mettait la misère aux profs. La discussion a duré un moment avant que je réussisse à la convaincre d’attendre la fin de la saison. Je pensais sincèrement que j’avais une chance de le raisonner et de lui faire prendre le bon chemin. Je croyais que le foot pourrait l’aider à faire des choix, qu’il comprendrait qu’il est doué pour ça et qu’à force de travail il aurait une chance de… de je ne sais plus trop quoi d’ailleurs !! Pendant plus d’un mois Abdou n’est plus venu aux entrainements. Et puis ça s’est calmé au lycée. Du moins, je n’en ai plus entendu parler et il est revenu comme il avait disparu.
Non, mais merde ! L’arbitre aurait dû siffler, là. La faute est évidente. S’il continue comme ça, il va me les rendre fous. J’encourage Jordan à ne pas baisser les bras. Ses appels vont finir par payer. Quand on a commencé à gagner les premiers matches, c’est Hakim, avec sa touffe qui est venu me voir le premier pour me demander si je serais toujours là l’année prochaine. Je n’en savais rien. M’entreprendre sur l’année prochaine pour moi c’était comme me parler de super nova. Je voyais bien de quoi il s’agissait mais ça me donnait le vertige. J’ai répondu à côté en lui demandant s’il acceptait d’être le capitaine de l’équipe jusqu’à la fin de la saison. Il a tiqué parce qu’il fallait débarquer son pote Kader mais quand il a souri, j’ai vu que c’était gagné. Kader l’a su. Il a fait la gueule mais comme il ne venait plus aux entrainements qu’une fois sur trois, il n’a pas trop moufeter… Respect. C’est la mi-temps. On tient le 0-0 et c’est pas volé… Hakim a envoyé un gros rap nerveux dans le vestiaire qu’ils ont tous gueulé à gorge déployée. Quand la porte s’est ouverte, pas de lumière dans l’église mais on ne peut pas avoir deux fois le même signe.
Depuis que j’ai jeté ma télé, je regarde les matches dans les bars du quartier ; tant qu’à enfiler quelques bières devant l’écran autant qu’il y ait de l’ambiance. Et hier soir, L’OM s’est encore fait recaler à Anfield Road… pendant que Christine Boutin continuait à débiter des conneries : « Hébergement obligatoire pour les gens de la rue à partir de moins six degrés… » Si l’OM avait obtenu le match nul ou même gagné 2-1, personne n’aurait trouvé à redire. Ils ont tenté, ont eu un nombre incroyable d’occasions. Ils ont renversé la vapeur, tenté crânement leur chance… « C’est une atteinte aux libertés individuelles » ont répondu en chœur celles qu’on nomme les associations de terrain. Ben Arfa est brillant. Quel joueur !! Capable d’éliminer deux, trois, quatre adversaires sur des gestes techniques qui n’obéissent qu’à sa chorégraphie personnelle. « Faut-il croiser les bras et les regarder mourir ou faire tout ce qui est en notre pouvoir les sauver ? » L’art de résumer des problèmes complexes à des questions simples. Réponse d’un SDF à la ministre : « Je n’irais dans ces centres que lorsqu’ils offriront des conditions d’hébergement décentes. » Fermer le ban. A la 74ème minute, Cheyrou est bel et bien balancé à l’entrée de la surface. Ce coup franc aurait pu nous valoir une égalisation. Mon voisin au pastis avancé m’entreprend : « Une grosse équipe n’est pas une grande équipe. Eh ouais, la différence c’est que sur le papier, à deux ou trois exceptions près, tous ces mecs pourraient jouer en Premier League ou en Liga. Attention, pas pour le Barca ou Manchester mais dans d’honnêtes formations anglaises ou espagnoles. Sauf que ce n’est pas Lyon. Et, du coup, ils te sortent un grand match tous les 36 du mois, qu’ils perdent le plus souvent avec les honneurs mais c’est une défaite quand même. Des losers magnifiques, en sorte. Les Lyonnais, eux, même fatigués, même pas séduisants, même sur une jambe, ils gagnent. De plus, ça deviendrait impensables qu’ils ne se qualifient pas pour les huitièmes de finales de la Ligue des Champions. C’est ça la différence entre une grosse équipe et une grande équipe : savoir gagner les matches qu’il faut quand il faut. » 265 morts chez les SDF cette année annonce la radio, alors, Boutin saute sur son tailleur Dior et ses lunettes Gucci pour nous assommer avec ses inepties de bourgeoise catho. Non, sans blague, les parquer de force dans des centres pour leur faire passer l’hiver et les virer dès qu’il fait meilleur pour les laisser crever de cancers, cirrhoses et autres furoncles mal soignés le reste de l’année. « Au moins, ils auront joué au ballon ! » me lâche à nouveau mon voisin en léchant le pastis au fond de son verre. Ce soir, il y avait de l’ambiance. Une épaisse fumée de cigarettes qui venait braver l’interdiction et une vingtaine de minots qui chauffaient la salle en souvenir de ce Liverpool-OM de l’année dernière, où l’arrivée de Gerets et le culot d’un gamin avaient déculotté les Reds sur leurs terres. Un fait de gloire dans une disette de plus de 15 ans qui entretenait leur image de losers magnifiques. Le match est tendu, épique… et la frustration s’accumule. Un peu trop. Une bagarre éclate entre deux gamins du quartier suivis de la meute de leurs potes. Beaux et cons à la fois, comme disait Brel. Des mots, quelques mots jetés à la figure mais au sens plus aigus que les autres, aussi acérés que des gifles. L’hyper virilité déborde de l’écran pour se déverser dans le bar, un petit avoir sur l’ambiance populaire, dans tous les sens du terme. Bref, l’ordre établi est rétabli : l’OM perd contre Liverpool, l’hiver braque ses projecteurs sur les inutiles au monde et les jeunes de quartier se mettent sur la gueule pour se prouver à eux-mêmes que les autres ne leur ont pas coupé les couilles. Ce même soir, Motorheäd donnait un concert à Bercy. Il paraît que ça fait trente ans qu’ils font la même musique.
Ca a fini par payer. Jordan est parti dans le dos de la défense, un bon contrôle, un enchainement parfait et une frappe croisée sans appel. Hakim a sauté le premier sur son pote et les autres ont suivi. Une grosse mêlée sur la gauche du poteau de corner. Le plus dur était fait. Il ne fallait pas se désunir, rester concentré. En face, ils avaient pris un sacré coup au moral. Jordan ne parle presque pas. Il est du genre à péter un plomb à force de tout garder mais c’est un gars bien. Quelqu’un sur qui les autres peuvent compter sans jamais avoir à lui demander de faire les choses pour eux. Quand le boulot est fait, il sourit et c’est tout. C’est délicat de le maintenir à flot tellement il bout de l’intérieur. Au quartier, une histoire circule comme quoi il aurait pris la voiture de son cousin en pleine nuit pour aller chercher un pote planqué dans la campagne pour échapper aux flics qui le recherchaient. Le dimanche où elle partie voir sa mère, j’avais pas envie. En plus, y’avait la finale de la Cup à 15 heures. J’ai bredouillé une excuse qui n’avait pas lieu d’être. Elle a souri en m’embrassant et elle à calé le petit dans le siège auto à l’arrière. Les pneus de la Ford ont crissé dans l’allée. Elle n’a jamais su la conduire.
Plus que 20 minutes et on entrera dans l’histoire du club. Je ne suis pas peu fier, j’ai une larme qui monte. En face, ça pousse mais les gars sont bien dans le match. Abdou fait son arrêt miracle comme à chaque fois depuis le début de la Coupe. Merde, le Sénégal ! Il va se faire chier, pauvre gosse.
La finale de la Cup s’est jouée aux penalties. Ca n’a pas vraiment été ennuyeux mais il n’y a pas eu de but. Le téléphone a sonné en fin d’après midi. Après, j’ai quitté la maison avec le bout de jardin derrière. Je n’y arrivais plus. A chaque fois que j’ouvrais la porte, c’était comme si un vent d’hiver venait me briser les os. Je ne dormais plus, je ne mangeais pas et je buvais comme un trou. Les bouteilles vides s’entassaient sur la table de la cuisine. J’ai laissé tomber le potager et les herbes folles ont eu vite fait de l’envahir. J’ai tout vendu en deux semaines et je me suis trouvé un petit appartement dans la cité derrière chez nous. Je n’ai pas racheté de voiture et tout doucement toutes les voix ont disparues. Jordan a remis ça. Il a fait une course d’au moins cinquante mètres avant de crucifier le gardien d’une frappe sèche au ras du poteau gauche. Cette fois, j’ai sauté du banc en gueulant. Putain, c’était trop bon. On y était. Ils l’avaient fait, les petit gars. Hakim est venu me serrer dans ses bras, puis il s’est reculé et m’a gratifié d’une danse que je n’avais jamais vue avant. J’ai ri.
Le troisième but est venu naturellement. Sur un corner, Hakim a placé une tête rageuse au deuxième poteau. C’était fini. Ca ne pouvait pas se terminer autrement. Je ne sais pas si c’est le coup de l’église dans le vestiaire ou parce que c’était un dimanche mais j’ai fondu en larmes quand l’arbitre a sifflé la fin du match.Après ça, Abdou est parti pour le Sénégal, Hakim a été remplacé par Kader et Jordan s’est tu à jamais.
La fin d'un match et la continuité des emmerdes... Un instant de pur bonheur pour oublier l'insupportable. Rester concentrer sur l'enjeu sachant qu'alentour, la société mine tous les espoirs... C'est beau, aussi beau que Boutin est laide pour tout te dire :)
· Il y a plus de 13 ans ·leo
@ Luc: ouais, c'était le titre provisoire de cette nouvelle mais bon, déjà lire une nouvelle qui parle de foot c'est pas gagné alors il fallait faire un effort sur le titre.
· Il y a presque 14 ans ·@ Ed : J'en connais un rayon sur les commentaires footbalistiques des supporters et pas seulement depuis que je vis à Marseille. C'est fleuri ici comme partout ailleurs. Merci de commenter ma prose, ça donne envie de persévérer et de filer droit au but (hin!hin!) ;)
jones
et un, et deux, et trois zero !
· Il y a presque 14 ans ·luc--2
Bon, c'est réglé. J'ai effacé le comm' sur Caravane. C'est suite à ce texte "herbes folles" bien sûr que je voulais mettre mon commentaire. Ouais sans rancune. Mais bon, depuis qu'un pote ancien rennais qui habite marseille m'a dit que là-bas un "renais" ça veut dire grosso modo un "nullos", j'attends avec impatience les occasions de leur river leur clou :-)). Ca viendra , ca viendra ;-). Quuoiqi'il en soit chapeau pour ton texte.
· Il y a presque 14 ans ·edouardkdive
@ Ed: Euh, j'ai pas vraiment compris mais il y a deux fois le même commentaire : sur ce texte et sur la caravane. Bon, en tout cas, moi, je suis vraiment content qu'on vous ai collé un 2-0 réaliste et sans bavures hier soir. Sans rancune, hein ??! Miossec, le premier, ouais, en boucle, c'est un must, j'aime beaucoup aussi ;)
· Il y a presque 14 ans ·jones
Très bon. Vraiment j'aime beaucoup. Du coup je mes suis réécouté "Stade brestois" de Miossec et j'ai essayé d'oublier qu'on s'est pris 2-0 hier soir contre l'OM.
· Il y a presque 14 ans ·edouardkdive
Bien joué.
· Il y a presque 14 ans ·yl5
Mieux qu'à la télé.
· Il y a presque 14 ans ·Marcel Alalof
J'ai trouvé ça parfait, et je rigole pas!les frissons s'emmêlent
· Il y a presque 14 ans ·lalice
Chapeau! Tu devrais p'têtre devenir journaliste sportif? Tu as réussi à me faire aimer le foot, le temps de la lecture! Texte super, merci!
· Il y a presque 14 ans ·pointedenis
Merci mais pas tout à fait d'accord. Chez certains écrivains anglais (Irvine Welsh, Nick Hornby) le foot est un vraie matière littéraire mais c'est vrai que c'est un peu casse gueule dans notre hexagone. En tout cas, merci pour ton commentaire. A +
· Il y a environ 14 ans ·jones
Très sensible, une réussite avec un theme pas specialement littéraire ... j'aime :-)
· Il y a environ 14 ans ·polluxlesiak
Et ouais, pas facile de concilier football et littérature. Et pourtant, il existe tout un monde dans les dribbles chaloupés comme dans les mots. Merci pour ton attention. A+
· Il y a plus de 14 ans ·jones
J'aime pas le foot, mais ca se lit vraiment...
· Il y a plus de 14 ans ·sirinove