Les mémoires plus ou moins vrai de Maitre Scarabée le plus grand des faussaires, ou le sucide par la justice. 2eme Partie.

Remi Campana

-2 L’ENFANCE –

 

1971 - 1982, années de mon enfance, où les vestiges du vieux monde s’effaçaient au profit

d’un renouveau. Banania avait encore son « y’a bon », la vermine de la France d’en haut

respectait un minimum la racaille de la France d’en bas. Quant aux associations de haute

moralité, elles n’avaient pas encore évincé la censure, ce qui nous laissait un semblant de

liberté. Ce monde « parfait » à la Disney qu’on nous a imposé depuis nous semblait encore

bien abstrait. Quant à moi, après une naissance bien tourmentée, les premières années de ma

vie furent peu glorieuses.

Le bon scarabée aurait tant aimé être un enfant comme les autres. Bien plus grand que la

moyenne, on lui faisait remarquer par toutes sortes de quolibets qu’il ressemblait plus à un

percheron fatigué qu’à un pur-sang anglais. Il avait le front haut et la mine triste, la pâleur de

sa peau contrastant avec la couleur noire de sa crinière grasse. Quant aux moqueries, elles

résonnaient chaque jour sur sa pénible physionomie. Il fallait les entendre, ces aboyeurs

vantant ses mérites:

- Té vé, vite, vite, rentrez les jouvènto, le clerjoun passe.

- Bonne mère des anges, qu’il est disgracieux, affublé de son pied-bot.

- Hé ma nine, tu vois ce que le Bon Dieu te réserve, à te faire renifler trop souvent la mounine.

Et pour « rire » on le caillassait, ou pire encore on lui pissait dessus. En classe, ce n’était

guère mieux, ses camarades lui portaient régulièrement l’estocade ; il ne s’en plaignait jamais,

souffrant en silence, il se contentait d’esquisser un sourire timide et un peu niais.

L’instituteur, Monsieur Mignon, qui n’en portait que le nom, l’avait placé au fond dans un

coin sombre, juste à côté de la fenêtre où, toute l’année, de grands corbeaux qu’il avait

surnommés « Ugolin et Menin » croisaient le bec en se battant et graillant pour la moindre

miette. Il les avait adoptés et partageait régulièrement son goûter avec ces bretteurs d’opérette.

En reconnaissance, ces deux vilains compères le remerciaient tous les soirs en lui servant

d’escorte, planant à ses côtés tout le long du chemin. Grâce à eux, le gamin avait droit à un

peu de chaleur pour réchauffer son coeur.

A la maison, la vie ne prenait pas une tournure beaucoup plus acceptable : son père se méfiait

de son caractère calme et tourmenté. En plus de l’échec de son couple, voir son fils jouer avec

des poupées ou pire encore, lire ou écouter de la musique barbare l’insupportait, à son âge on

s’intéressait aux rockeurs français ou mieux encore a Elvis le King, mais pas à des fiottes aux

perruques chargées et empoudrées comme des Mozart, Schubert et bien d’autres, qui ne sont

rien d’autre que des péchés de petit snob. Avec toutes ces preuves, il soupçonnait son rejeton

d’avoir quelques déviances de l’âme, car jamais chez les Maîtres des fariboles qui rendent

impuissant n’étaient enseignées. Preuve irréfutable de l’anormalité de son premier né, il

n’avait même pas les manières ni l’accent du pays.

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En bon catholique, il avait bien fait une tentative ou deux pour le viriliser, l’emmenant au

bordel ou l’inscrivant au football. Mais chaque fois, « l’échec », le petit n’arrivait pas à la

hauteur de ses exigences. Pourtant à onze ans tous les Maître était des bonhommes !

Honteux, le bon Edmond déserta son rôle de protecteur du foyer. Se sentant suffisamment

altruiste pour ne pas faire preuve d’égoïsme, dorénavant il se limiterait à d’autres

préoccupations, bien plus affriolantes. Doublant ses bénévolats, son bâton de pèlerin en main,

il donnait la bonne parole à des demoiselles au déhanché-spontané, qui chaque soir, tel un

Hector, lui faisaient perdre la bataille. Ne le jugez pas trop vite, ce bon papa ! C’est vrai, à

quoi bon perdre son temps à s’occuper d’un « cadavre ambulant », réfractaire à toute forme de

pensée et très certainement futur « gauchiste » ? Quand il y a tant de malheur sur cette Terre,

mettez-vous à sa place : avec une grosse jamais remise de sa vidange et un barbouilleur que

vous ne voudriez même pas comme animal de compagnie ! Faites donc preuve d’indulgence

et d’un minimum de réflexion pour comprendre enfin ce cher homme…

Quant à la chère Eléonore, neurasthénique par nature, elle couvait son rejeton d’un amour par

trop fusionnel, le laissant nu en toutes circonstances pour exhiber ses disgrâces. Elle l’offrait

aux regards complaisants de quelques vielles rombières quelle qualifiait d’amies, l’obligeant à

déambuler devant ce jury d’amazones qui se plaisait à le tripoter. Elles rayonnaient, ces

mégères, aux infirmités du merdaillon, et lui accordaient, à chaque fois le premier prix de

monstruosité. Ce petit cérémonial se déroulait deux à trois fois par semaine, et toujours avec

la même fierté. Il faut dire que cette jolie maman avait si peu de loisirs, et s’était tellement

sacrifiée pour cette saloperie d’enfant, que le droit à ces petites turpitudes lui semblait bien

légitime, et cela lui permettait de redonner un peu de folichonnerie à sa vie si triste. Après

tous ces reproches, elle le comblait de cadeaux et lui, pris de remords, se protégeait entre les

quatre murs de sa chambre, tout en se tourmentant du mal dont il était la cause, et demandant

pardon à sa chère maman.

Il lui arrivait de s’évader de la monotonie de sa vie en délaissant tout ce bonheur journalier.

Il descendait discrètement à la ville pour voir ce marché de Provence qu’il affectionnait tant,

une partie de ce peuple folklorique ne le regardant pas comme la bête qu’il était. Dans ces

ruelles étroites, se sentant heureux et l’égal des autres, il s’amusait à retrouver ces passages

aux noms baroques et enchanteurs qui l’ensorcelaient comme rue rampe-cul, souveraine ou

démence de la Nation. Pendant qu’il « Gambadouillait » gaiement, les maraîchères le

sollicitaient et lui les aidait, en échange de quoi il avait toujours droit à quelques friandises.

De ces menus délices, il se mettait dans un coin et à pleine dent se régalait à les croquer.

Mais rien ne lui semblait plus beau, que le petit temple aux poissonnières. Construit au

XVIIème siècle, cette architecture à la romaine sublime au regard et agressive aux muqueuses

abritait des vestales aux tignasses épaisses, et aux tabliers ensanglantés. Sur le billot de bois,

leur mains tranchaient, vidaient et écaillaient à longueur de journée les poissons qui n’en

menaient pas large tout en se transformant en oeuvres d’art.

Quand il avait gagné deux sous, Scarabée s’asseyait à la terrasse du café, juste en face de ces

grâces et, sortant de sa poche sa gomme et ses crayons, commençait à les dessiner. Son regard

privilégiait une petite gamine qu’il auscultait sans jamais s’y frotter. Elle n’était guère plus

âgée que lui et se prénommait Floriane, fille d’une indochinoise et d’un marin mort d’une

cirrhose du foie. Elle jouait là, assise à côté de sa grand-mère, à vider la tripaille.

Jusqu’au jour où la jeune enfant le remarqua. Fustigée par ses regards, elle l’aborda :

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-Eh ! Toi, le barbouilleur, tu me montres tes dessins ?

Pris en faute, ne sachant que faire, il s’exécuta, pour mieux lui plaire.

Elle les tournait dans tous les sens et n’y comprenait pas grand chose, mais semblait les

apprécier :

-C’est joli ce que tu fais, tu me dessines ?

Dans ce lieu du bout du monde, pour faire pardonner sa couardise, il tailla son crayon et

griffonna son papier Canson.

Elle était si belle qu’il avait peur de l’abîmer de son trait grossier. Pourtant, le résultat lui

convint et, en guise de paiement, il eut droit à un merlan de grand-maman et quelques petites

commandes des pécheresses du coin. Mais la chose à laquelle il ne s’attendait pas fut ce baiser

baveux qu’elle lui donna. Il avait souvent vu les grands faire ça, et même y prendre un certain

plaisir, mais lui n’éprouvait à la chose qu’une envie de vomir. Comment pouvait-on aimer

avaler la salive d’un autre ? D’un esprit toujours curieux, il récidiva et comprit cette fois.

Rempli d’ivresse à l’attaque de son intégrité, il rentra chez lui comblé, son poisson sous le

bras et ne sachant qu’en faire pour ne pas éveiller les soupçons de ses parents. Heureusement

pour lui, ses acolytes « Ugolin et Menin » trouvèrent la solution. En moins de temps qu’il ne

faut pour le dire, ils ne lui laissèrent qu’une carcasse vide.

Les jours qui suivirent, en cachette, elle devint sa muse. Avec le maigre argent qu’il gagnait

avec ses caricatures, il lui payait des petits cadeaux. Elle savait les apprécier et, comme elle

lui en demandait toujours plus, il multipliait ses passions pour la satisfaire. Malheureusement,

toute mauvaise action se paye un jour : l’académie vit d’un mauvais oeil qu’une de ses ouailles

fît l’école buissonnière, et envoya dare-dare une dépêche à son père pour qu’il le remette dans

le droit chemin, chose qu’il prit bien au sérieux dès le lendemain, le suivant discrètement. Les

corbeaux firent bien un essai pour prévenir Scarabée mais, trop préoccupé à jouer les jolis

coeurs, il fut facilement interpellé auprès de sa belle.

Son cher papa bien que choqué de voir qu’il s’était amouraché d’une diluée, était soulagé de

ne pas avoir affaire à vous savez quoi. Quant à ses deux complices « Ugolin et Menin », mal

leur en prit de lui avoir rendu ce service, ils terminèrent criblés de chevrotine, mangés aux

petits-pois. Quant à son eurasienne, elle se consola très vite dans les bras d’un plus généreux.

Ainsi se termina sa première incartade.

Dès ce jour, je pris conscience que l’amour ou l’amitié ne sont rien d’autre que des vanités de

l’esprit qui, comme toute chose, disparaissent avec le temps. (a suivre)

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