Les oranges du Dia
raphaeld
C’était y’a pas si longtemps… J’essayais de me frayer un chemin à travers la vie avec des bouts de papiers. Je griffonnais dans tous les sens et tout y passait : les gratuits, les tickets en tout genre – je faisais pas dans la discrimination – les pseudo-serviettes qui accompagnent les kebabs… J’étais une espèce de peintre multi-surface, un artiste tout-terrain. Je bouffais mes oranges en rêvassant à travers la minuscule fenêtre de mon neuf mètres carrés, au cinquième étage. Je voyais les cheminées et un bout du ciel couchant… Le ciel à Paris il apparaît jamais que sous forme de rectangles plus ou moins gros de toute façon.
Au menu le soir, c’était pommes et oranges, parfois des bananes... Quand c’était la fête y’avait même du jambon, du super-salé premier prix, un délice de barbaque. Puis une clope pour se lancer – j’avais dû voir ça quelque part, une image d’Épinal, un écrivain ça doit fumer. Enfin pas n’importe quel écrivain ; le décadent, le beaktnik d’après l’heure… Celui qui s’est trompé de décennie… Je scribouillais à propos de tout et n’importe quoi : la serveuse du café d’en face, la caissière du Dia, et même une fois mes pelures d’orange, qui faisaient un joli tas de lambeaux, comme une nature morte éclairée par le soleil couchant qui se faufilait par la vitre. Quand je faisais une pause j’entendais les gens d’à côté chanter des traditions, des vieilleries d’autres horizons… Parfois y’avait un couple qui oubliait de fermer la fenêtre. Le bruit des voitures passait juste au-dessus de la cour ; j’étais épargné, il restait plus pour moi que les engueulades, baisades et oisillades.
La concierge se plaignait de sa jambe. La gauche, la guibolle qui veut pas faire comme l’autre. Elle m’en parlait tous les jours… La ronde des toubibs, ses allers et retours entre blouses blanches, avec des trucs incompréhensibles sur des bouts de papier, et toujours plus de noms – des avis ! – à aller consulter au préalable. Je l’aidais à sortir les poubelles… Elle toussait entre deux remerciements, tentait une larme. Je me cassais vite fait, le devoir accompli. Filais au Dia d’à côté, lançais un regard furtif à la caissière… Achetais deux trois trucs pour justifier le déplacement… Puis allais rejoindre la queue. Au bout, elle faisait style de pas me reconnaître, comme d’habitude. Même pas jolie, mais tant d’indifférence ça me mettait hors de moi.
Alors je retournais dans mon perchoir. Quand je tirais le lit il prenait toute la place dans la pièce ; j’avais plus qu’à me poser dessus. Je sortais un bouquin, passais les yeux sur deux trois lignes – puis je maudissais la garce de caissière et la vieille gardienne ; alors je tirais une feuille, y plaquais deux trois mots mal dégrossis, pour la foutre en boule et la balancer par la fenêtre trente secondes plus tard. Les gens d’à côté reprenaient leurs chants exotiques… Je tapais un coup contre le mur, mais ils s’arrêtaient même pas. J’étais transparent… Le monde se foutait royalement de ma gueule. Je tentais bien de bomber le torse, de plisser les yeux l’air pensif, histoire de montrer que j’étais un grand écrivain en devenir. Quel artiste ! Pas foutu d’allonger un paragraphe ! Y’a plus de feuilles au fond de sa cour que sur son bureau ! Ils s’étaient passé le mot à coup sûr. Sûrement la gardienne qui avait cafté… Je pouvais pas lui faire confiance clairement, sa jambe de travers c’était un signe…
De temps en temps j’allais courir un peu, faire quelques tours du pâté. Les feux ça me saoulait… A me voir passer et repasser comme ça on me prenait pour un fou. J’étais l’idiot du quartier, celui qui tourne en rond et balance tout par la fenêtre.
Un jour, j’ai vu dans ma librairie de quartier une petite affiche pour un concours de nouvelles. Maisons Laffitte, le thème c’était Connections… J’ai attendu qu’on me voie plus, puis j’ai arraché l’affiche et foncé chez moi. Fallait laisser sa chance à personne d’autre. J’ai écrit toute la nuit, une histoire d’amour torturé entre un mec qui bouffait des oranges et une caissière ingrate. La lune m’éclairait par l’espère de hublot… C’était bien la seule à m’encourager… La fumée sortait en bouffées de mon appart, par la fenêtre entrouverte et par-dessous la porte. J’étais lancé dans le grand voyage, enfin ! Un chef-d’œuvre, d’un trait ! Une situation initiale bien bouclée, puis venaient les péripéties – et quelles péripéties ! ça voltigeait dans tous les sens ! du sexe et du sang en veux-tu en voilà ! – et pour boucler le tout un final grandiose, de quoi faire passer les tragiques grecs pour des bisounours. Même pas besoin de le relire, c’était un bijou, sans aucun doute – à peine fini, je l’ai fourré dans une enveloppe et j’ai foncé à la poste. Les facteurs bossent pas à cinq heures du matin, mais je ne voulais pas prendre le risque d’y retoucher à cette démonstration de style ; je me rappelais les mots d’un prof d’arts plastiques au collège : « Souvent, quand on veut achever son œuvre, on finit par l’achever. » Bateau, mais ça m’était resté.
J’ai bouillonné pendant deux semaines. Puis un matin, la concierge m’a tendu cette enveloppe – magnifique l'enveloppe, un papier crème, une écriture sophistiquée ; la haute société littéraire ! Elle m’ouvrait grand ses portes, enfin ! La vieille avait l’air toute excitée aussi, sa guibolle tenait plus en place. Sous le coup de l’émotion elle est allée de réfugier chez elle ; j’ai bien vu qu’elle en avait les larmes aux yeux. Rendez-vous compte, c’était un écrivain renommé qui sortait ses poubelles ! J’en pouvais plus de la regarder cette enveloppe... Je l’ai couverte de baisers et de câlins… J’ai pas voulu l’ouvrir tout de suite ; je l’ai prise par le coin, les mots « Prix de la nouvelle littéraire de Maisons-Laffitte » bien visibles, et je me suis pavané dans tout le quartier. J’ai bien fait gaffe à passer devant tout le monde, leur agiter la preuve de mon succès sous le nez – ça vous apprendra, bande d’incultes ! Analphabètes incapables de déceler le génie ! Et puis au bout d’un moment j’ai décidé de faire un détour par le Dia.
J’ai surpris le regard de la caissière en entrant. J’ai titubé vers le rayon frais et pendant que je faisais mine d’hésiter entre deux paquets d’emmental râpé, je l’ai vue qui sortait, une clope au bec. Je suis allé la rejoindre dehors.
« Salut, t’es nouvelle ici ? » - ouais, voilà ce que je lui ai lancé en voulant me donner un genre décontracté. Qui fait pas gaffe aux caissières.
« Tu te fous de ma gueule ? »
C’était mal parti. J’ai joué le tout pour le tout, je lui ai bien fièrement montré mon enveloppe.
« Tu vois ça ? C’est mon chèque pour un concours littéraire. Tu devrais pas parler comme ça aux grands artistes. »
« Ecoute l’artiste, si tu veux encore t’acheter des fruits y’a un marché sur la place d’à côté, c’est moins cher et c’est meilleur. »
Puis elle a écrasé sa clope à peine entamée. Et elle m’a planté là. C’est pas grave, je me dis, des caissières y’en a des tas dans le coin. Patience mesdames, un nouveau Proust est en ville ! Je me suis assis sur le banc en face de la supérette et j’ai arraché l’enveloppe avec les dents. A moi le chèque !
Nous vous remercions d’avoir participé au concours de nouvelles organisé par le service culturel de la ville de Maisons Laffitte. Malheureusement, nous sommes dans le regret de vous annoncer que votre nouvelle « Les oranges du Dia » n’a pas été retenue par le jury.
Original, chute terrible, style parfait, tout ce que j'aime
· Il y a presque 11 ans ·blonde-thinking-on-sundays
Le philosophe : quand le rêve devient réalité, les fantasmes s'effacent, il faut assumer. La vie est un long fleuve tranquille, qui peut facilement déborder l'esprit de celui qui se considère ,comme un pont soudant ses rives. Les lumières d'où qu'elles viennent, créent aussi une ombre éphémère, si cette dernière se noie dans une rivière de sentiments solitaires.. Un maître au carré de neuf, fait que l'endroit exigu ne peut être une courbe par excellence, mais seulement son écart angulaire, où la multiplication des fantasmes, fait la solitude comme seul résultat d'une jeunesse au pouvoir mathématique seulement visuel.
· Il y a environ 11 ans ·Le poète :quand les rideaux sont tirés, les perspectives d'avenir s'accroissent là où les esprits ne sont plus mathématiques. " Cieux bleus " la jeunesse envie l'orgueil de la vieillesse, " Bleu cieux " la vieillesse sait que jeunesse doit se faire derrière les carreaux du présent. Tendresse, Dimir-na
dimir-na
J'ai adoré!
· Il y a environ 11 ans ·Marion B
Histoire cousue de fil blanc mais quand même on lit on lit on veut savoir et à la dernière ligne on éclate de rire! Très chouette, faut continuer à éplucher des oranges!
· Il y a environ 11 ans ·Frankie Perussault
je me suis reconnu dans le début quand j'avais vingt ans et que je rêvais éveillé. Magnifique ! Surtout les Tragiques grecs comparés aux bisounours...
· Il y a environ 11 ans ·Mokrane Kab
J'ai dévoré, je crois que j'ai même avalé les pelures des oranges, parce que c'était vraiment bon. Et du coup j'ai la bouche pleine, alors je ne peux pas vraiment parler pour te dire que. Et puis je sais pas, j'ai l'impression de ne jamais trouver la bonne formule, les mots ne sont jamais vraiment à la hauteur pour retranscrire. Mais disons plus je te lis, plus ça me rend curieuse de voir le prochain texte.
· Il y a environ 11 ans ·hel
Merci, ça fait plaisir ! Pourtant j'étais pas trop sûr de celui-là, question équilibre intrigue/décor...
· Il y a environ 11 ans ·raphaeld
Un équilibre ? Moi je crois qu'en mesurant et en cherchant des équilibres, à trop cadrer le texte on perd en spontanéité, y a un minimum nécessaire évidement, mais je ne pense pas que se soit vraiment l'important. Et ici, pour moi en tout cas, ce n'est même pas l'histoire mais de la façon dont elle racontée, le regard qu'on perçoit à certains endroits, certains détails, et des petites contradictions chez ton narrateur qui le rendent assez humain. Enfin je réitère, très chouette lecture.
· Il y a environ 11 ans ·hel