Les secousses en nous.

austylonoir

La porte du dortoir a volé en éclats, une voix gueulait des ordres, dont tiré du sommeil, je ne comprenais pas encore le sens. C'était le sergent-chef. Vous avez deux minutes pour vous tenir devant la porte! Si j'en vois un en retard, je le tue. Et pendant une seconde, je me suis demandé s'il fallait prendre ça au sens littéral. J'ai enfilé mes chaussettes et mes bottes cirées la veille, puis je me suis joint aux gars déjà prêts. On s'observait en prétendant la sérénité, mais dans le fond de nos tripes, on n'avait rarement flippé autant que ce soir. On nous avait promis quartiers libres pour demain, qu'on pourrait passer la fin de semaine dans nos maisons, mais à l'allure que prenaient les choses, je savais qu'on était dans rien de bon. On nous a fait mettre en ligne, comptés, scrutés, un gars aux lacets défaits s'est pris un genou dans le ventre, puis on nous a dit de monter dans le pick-up et juste avant de démarrer dans la nuit gelée à en mourir, on nous a jeté quelques couvertures et pour la première fois, on nous a dit un bon courage qui hurlait la compassion.


Je revoyais mon frère. C'était l'été. On se courait l'un après l'autre dans les champs de blé qui dépassaient nos têtes et maman de loin, nous observait. Je ressentais cette liberté extrême que l'on découvre au creux de l'aventure, quand la respiration se fait par saccades et qu'un sang fiévreux nous monte au visage. Le soleil se répandait en rayons dans les cheveux de mon frère, oscillant dans la couleur comme le miel dans ses nuances. Il me tenait de son bras, j'étais fier de lui.


Ça secouait grave à l'arrière du pick-up, deux ou trois fois je me suis cogné violemment la tête sur le rebord et un de nos gars avait viré pâle. Il disait qu'il allait vomir mais personne ne s'en souciait. À un moment on a quitté la route, et à partir de là, tout n'était que terre nue, caillouteuse, vallonée entre les collines basses. C'est là qu'on a compris ; quand on a vu la longue piste illuminée où attendait un vieux Tupolev, dont les réacteurs tournaient déjà, prêt à décoller. Un homme en uniforme nous attendait en face, épaules larges, crâne huileux, lunettes rondes et sur son épaule, l'étoile encerclée qui disait bien plus que son statut de général. Elle disait qu'on nous envoyait à la mort. Il nous a fait un discours sur le sacrifice, le patriotisme, la postérité et tout ce qu'on ne voulait surtout pas entendre à ce moment-là. Et il a dit : allez. L'immense porte métallique s'est petit à petit baissée pour cogner contre le sol dans un nuage de poussière, alors on est monté. Deux rangées où face à face, on se cherchait en l'autre un peu d'empathie. Personne n'osait demander dans quoi on nous embarquait.


Ma mère. Ma mère dans un hamac, un recueil de poèmes entre les mains, et nous, tout autour, qui jouions à la manière simple des enfants heureux. Tu veux faire quoi quand tu seras grand, je demandais à mon frère. Il prenait une posture fière, droite et disait, soldat de la terreComme ça quand les méchants viendront, je pourrais protéger les gens. Pour lui c'était une certitude, ils ne disait pas, si les méchants viennent. Il était sûr qu'ils viendront. Et toi tu veux faire quoi, il demandait à son tour, et ma mère écoutait en faisant semblant de rien, mais je voyais ses lèvres s'étirer dans un sourire de contentement, moi je disais, moi je veux écrire des histoires pour faire rêver les gens. Et mon frère disait, mais tu sais pas écrire...et je lui trouvais raison dans un soupir de résignation, puis après un instant, oui mais je vais apprendre. Il étincelait d'élégance, disait qu'il m'apprendrait.


_ Vous avez déjà sauté?


_ Sauter comment, s'est affolé le gars à ma droite, on n'a jamais sauté, c'est quoi cette folie! Vous faîtes erreur sur nous, on nous a jamais entraîné pour ça, on est là pour notre service, vous n'avez pas le droit! C'est injuste, vous n'avez pas le droit!


C'était inutile. On nous a jeté des sacs et des parachutes, et on nous a rapidement expliqué comment ça marchait : le fil blanc tu tires dessus, si ça coince ou ça marche pas, t'essayes le rouge.Et si ça marche pas, a demandé le gars. Pour celle-là aussi, c'était inutile. On nous a dit qu'on atterrirait à dix kilomètres du site, qu'il faudrait marcher deux heures et demie. Qu'il s'agissait d'un camp de trafiquants, et des vraiment pas bien. Qu'il fallait les éliminer jusqu'au dernier, qu'on nous avait l'honneur de nous choisir pour la mission parce qu'on était les plus proches et qu'il fallait être reconnaissant. Et puis ils ont ouvert la porte, et il a fallu sauter. Le vent nous a frappés de partout, la sensation était grandiose. On retrouvait de l'humilité à se jeter dans le vide. Combien la terre était belle de là-haut.


Cette fois-ci mon frère et moi, nous étions adolescents. On rentrait d'une longue marche le long du lac, il ralentissait le pas, et comme je le connaissais, je savais que ce n'était pas son habitude. Qu'est-ce que tu veux me dire? Il fuyait mon regard, gardait le silence.


_ Tu pleures?


Il a chialé d'un coup, et moi ça m'a un peu déstabilisé, je le savais prompt à l'émotion mais jamais je ne l'avais vu pleurer. Il disait avoir réalisé certaines choses, que pour l'instant je ne comprendrai pas, mais qu'un jour peut-être avec le recul et la maturité – et il souriait mouillé à cette perspective de moi plus tard – un jour il disait, je comprendrai qu'il avait pris la bonne décision. Et il avait disparu. Nous n'en avions plus eu aucune nouvelle. Il nous en restait toutefois le souvenir, mais que faire du souvenir quand il n'y a plus de joue à embrasser? Ma mère, elle n'avait pas pleuré, elle s'était simplement asséchée et ses yeux semblaient condamnés à ne plus se fermer.


J'ai ouvert le parachute au dernier moment, et réussi malgré la vitesse à me poser sans dégâts. J'essayais de repérer les autres à travers l'obscurité, criant leur nom, cherchant leur silhouette. Mais la désolation, toute la désolation du pays me revenait comme une gifle violente. Alors dans une découverte affreuse, j'ai marché sur le corps écrasé du type qui flippait dans l'avion. Il lui restait deux semaines dans l'armée. Nous étions tous invités à ses fiançailles. Je savais pas quoi faire. J'ai pleuré. La mort quand elle se personnifie dans un cadavre ami, a cette tendance à essuyer le plaisir, quand bien même la peine disparaîtrait. D'ailleurs j'ai toujours su qu'aux enterrements de nos morts, on n'enterrait jamais que sa propre vie, soudain devenue si ténue et fragile, à s'en briser comme le navire dans le fracas des tempêtes. J'avais le souvenir de mon père en linceul blanc, le corps usé et ramolli, froid. Et quand on m'interrogeait sur mon sourire, je répondais que maintenant il avait l'air heureux et soulagé.


Quand on a fini par tous se retrouver, on s'est longtemps tenu devant notre homme, et parce que la circonstance appelait la cérémonie – elle l'appelait toujours dans ces cas-là – à défaut de pouvoir l'enterrer, on a recouvert son visage d'un simple vêtement. Ensuite on est parti au nord, quelques degrés à l'est, masse fumeuse dans l'immense ténèbre et nos munitions dans leurs boîtes rythmaient la marche funèbre. Il brûlait dans l'air du soir, le parfum d'un drame tenu en embuscade, quelque chose du ressort de la grande tragédie, comme Delphes et Sparte, s'en faisaient autrefois les théâtres. Je le voyais venir, sans détour ni remède.


Il y avait le camp et il y avait un feu au milieu. Et il y avait comme le son de discussions vaporeuses, de celles, légères, qui se tiennent au creux de la nuit. Et il y avait des rires sonores, vrais, chaleureux, qui célébraient quelque chose dont nous n'avions que le vague souvenir. Et il y avait ces silhouettes aux mouvements détendus qui se tournaient autour, vaquaient, revenaient. Et il y avait aussi, plus on se rapprochait du camp, l'odeur en expansion d'un ragoût sur le feu, les effluves d'un agneau aux herbes de montagne ; était-ce de l'anis? Probablement. Quelqu'un a donné l'ordre. Attaquez.


Quand un homme tirait pour prendre la vie d'un homme, il lui fallait taire un peu de sa conscience, nier qu'au fond lui, était solidement assise une prédisposition rudimentaire à dire par l'instinct, cela fait partie du bien, ou au contraire, non cela est une chose mauvaise. Nous avions pris le parti de ne pas nous écouter. Nos coups de feu enchaînés les prenaient de surprise. Il en tombait au sol. D'autres de justesse, réussissaient à battre retraite.


Nous avancions, approchions quelques rochers où nous trouvions couverture. D'ici, nous pouvions distinguer leur visages et entendre leur voix. Soudain j'hésitais. Se pouvait-il qu'on nous ai trompés? Au dialecte qu'ils parlaient, aux cris qui étaient les leurs, je croyais deviner ce que nous appelions communément des traîtres, des lâches ou des indépendantistes, des hommes qui voulait leur loi en leur terre, au dépend de la force et de la grandeur du pays. J'ai rechargé mon arme, levé mon regard désormais vide de toute émotion, il était trop tard pour penser. J'ai tiré. Ensuite personne n'a compris.


J'ai lâché mon arme, comme pris de folie. J'allais à droite, puis à gauche, puis revenais. Je sentais la panique me traverser le crâne comme un couteau aiguisé et pénétrant. Toute l'immensité du monde se refermait sur moi comme une prison étroite, et mon Dieu, j'ai dit, qu'est-ce que j'ai fait? Je gardais les mains derrière la tête, la bouche ouverte, inconscient de la bataille qui continuait autour de moi. On m'hurlait de me couvrir, ils vont t'avoir, cache-toi! On me suppliait.


Le bleu du ciel. Et la mer reposée, à peine ondulante. Je trottais sur la colline assis sur le dos d'un âne, libre de tout inquiétude. Serein. Au loin, un enfant comme un point minuscule se détachait de l'horizon et menait la marche devant un troupeau débridé de quelques moutons. Je me suis dit que j'aurais aimé à être un berger ; à l'écart des hommes, du temps et des responsabilités qui me pesaient aux épaules. Je ne savais plus si j'étais dans le rêve ou dans le souvenir, tout se mélangeait, on me criait de revenir, moi je m'approchais de la mer. Où tu vas, t'es fou! Et je disais, non les amis, allons nous baigner, que l'eau est bonne ce matin! Et puis je me rappelais, de l'attaque, des coups de feu, du mien, de l'effroi passé dans les yeux de mon frère. Le souvenir atroce de son rire d'enfant.

  • c'est prenant, oui, les pensées aux proches mettent le présent en relief, c'est réussi !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

    • Merci Fiona! C'est difficile de juger de son propre travail, j'apprécie beaucoup ton retour :)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

  • J'aime beaucoup les paragraphes qui se juxtaposent entre l'attaque et le souvenir. C'est sans doute ce qui contribue à donner plus d'intensité dans l'émotion qu'on ressent à vous lire. Quand on est en danger on voit défiler sa vie...
    j'ai la gorge serrée
    Merci pour ce partage ;)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

  • un texte fort, on y croit

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Hotel9

    Sophie Marchand

  • Punaise, t'écris toujours aussi bien. Et ton texte il coupe les pattes. D'émotion.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ananas

    carouille

  • Mélange de beauté et d'horreur ! Superbe texte !
    Des souvenirs me sont revenus : mon fils aîné a fait son service dans les paras. Le premier saut surtout, une peur bleue, mais il fallait sauter. Il avait demandé ce corps d'armée et ne l'a jamais regretté pourtant. Pour moi sa mère, j'étais heureuse alors, de le savoir aux cuisines -son métier c'est celui de pâtissier - moins de sauts que les autres, mais je ne voulais pas savoir quel jour il allait sauter ! 13 sauts en tout. 13, mais je n'ai jamais été superstitieuse !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • jusqu'au bout j'ai retenu mon souffle…

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

Signaler ce texte