Lettre à Élise

catwoman

Présentation

  Élise est coincée. À tous les âges de sa vie, elle se souvient d’une anecdote dans laquelle on lui a jeté ce mot. Sa mère élabore toutes sortes de plans pour tenter de la caser. Elle est célibataire et se plaît à l’être surtout quand elle voit la vie de sa meilleure amie, Catherine, enchainée par ses enfants et son mari.

  Tous les matins à 7h32, elle prend le RER, quand il est à l’heure, pour se rendre à la boutique de bonsaïs dans laquelle elle travaille. Elle ne déteste pas son métier, mais tient en horreur ces transports qui rythment son quotidien entre grèves, saleté et promiscuité des heures de pointe.

  Comme la plupart des usagers, elle tente d’être indifférente à ce qui l’entoure et pour mieux s’évader, tente discrètement de se distraire, régulièrement  perturbée par l’alarme de la fermeture des portes.

  Un jour, alors qu’elle est miraculeusement assise, quelqu’un plaque précipitamment une enveloppe sur le livre qu’elle tient et s’enfuit in extremis en bondissant hors de la rame. Elle a  à peine le temps d’apercevoir sur le quai, une agitation autour d’un homme qui a trébuché, que le train repart déjà. Il lui reste cette enveloppe qu’elle n’ose ouvrir par pudeur sous les regards curieux.

Chapitre 1

Coincée. C’est ce que m’a dit ma mère il y a deux jours. C’était à la soirée d’anniversaire qu’elle a cru bon d’organiser pour mes trente ans.

Il y avait Catherine, ma meilleure amie, avec sa tribu bien entendu. La plupart des copines se sont envolées vers le bonheur conjugal et son nid gonflé d’oisillons au point de ne plus fréquenter les gens de ma secte : les célibataires. Catherine est la seule à écouter encore, au moins une fois par semaine, mes impressions existentielles, malgré un mari et deux enfants. J’écoute les siens aussi… le vendredi soir à partir de 21 h, parce que sa vie est bien réglée. On n’a pas les mêmes problèmes.

Tante Ophélie était là aussi. Elle a connu mai 68, était dans une bande de copains qu’elle considérait comme sa famille. Ils ont quitté le groupe les uns après les autres pour fonder le leur. Elle a été la dernière à comprendre. Trop tard, la ménopause était là avec son cortège de rides.

Cyril, Philippe et Orlando avaient aussi réussi à se libérer. Je ne les connais pas. Trois mâles reproducteurs soigneusement sélectionnés par ma génitrice qui rêve de voir mon bassin supporter le poids de ses petits-enfants. Elle me traîne à tous les mariages et tous les baptêmes. Un jour, j’ai même reçu le bouquet de la mariée en pleine tête lors du fameux lancer. Il y avait des tiges en fer : deux points de suture à l’arcade. Je soupçonne encore ma mère d’y être pour quelque chose.

Et puis mon père, cet homme que j’admire. Le seul qui ne me demande pas où en sont mes amours, et si j’ai enfin rencontré quelqu’un, et patati et patata… Il ne parle pas beaucoup, écoute beaucoup, me demande si je vais bien et me fiche la paix. C’est l’homme parfait.

Ma mère m’a offert un carré Hermès. Je trouve cela hors de prix pour un si petit bout de tissu. Elle le sait. Je le mets aux oubliettes dans mon sac à main.

Coincée. En ce moment, c’est dans ce RER de 7 h 32 que je suis coincée. Il reste là au milieu des voies à attendre, je ne sais quoi. Pourtant il doit aller quelque part, mais il n’est pas pressé. C’est un peu moi.

De toute manière, ils sont rares les clients qui achètent des bonsaïs à 9 h du matin. De toute façon, je suis la patronne et aussi la seule employée. Tiens, je me demande si je peux me faire une retenue sur salaire pour retard.

Coincée. Entre un type tellement grand que je ne vois pas sa tête, et la crinière d’une fille qui je l'espère n’a pas de poux. Il faut que je trouve un appartement pas loin de la boutique, que je fasse sortir ce RER de ma vie. Il paraît beau de loin, il est puissant, il va vite, il est silencieux, comme ils disent, mais quand on le connaît, il est sale, il est bruyant, il est en retard. Si les Parisiens font la gueule, je suis sûre que c’est aussi à cause de lui. Vite, vite au magasin, au moins là on prend le temps.

Coincée. La première fois qu’on me l’a dit, j’avais six ans. Raphaël, chérubin de ma classe, m’avait offert un taille-crayon en forme de cœur. J’avais vu le taille-crayon, j’avais pas vu le cœur et je lui ai répondu que j’avais mon matériel. Il a pleuré. Une fille de CM2 a lâché la phrase « t’es vraiment coincée » en haussant les épaules.

Coincée. La deuxième fois, c’était en CM2. Adrien… je passais toutes les récréations à le regarder jouer au foot, faire ses lacets et mettre les doigts dans son nez. Je le trouvais beau, même quand il crachait par terre pour faire comme les footballeurs. Je n’ai jamais voulu lui parler, j’étais timide. C’est là qu’une copine a encore lâché le mot. Quand j’ai appris que c’était le dernier de sa classe, cela a été sans appel. Je n’aimerai pas un con qui va rater sa vie. J’ai eu tort. Il est vraiment footballeur aujourd’hui.

Coincée. La troisième fois, c’était en troisième. Je ne portais pas de soutien-gorge, non pas parce que je l’avais brûlé en guise de révolte comme tante Ophélie — dont les seins coulent sous le chemisier —, mais parce qu’il n’y avait rien à mettre dedans. Un jeu débile était à la mode : les garçons empoignaient les filles par le dos des vêtements pour que l’élastique dudit sous-tif viennent claquer sur la peau lorsqu'ils lâchaient le tout. Les petits diables se marraient sous les injures de ladite victime. Mauvaise pioche en ce qui me concernait. Aucune force de rappel malgré un geste très maitrisé. Ils se sont regardés, surpris. J'étais encore moins intéressante. J’ai mis des pulls même en été pour cacher ce que je n’avais pas. On m’a qualifiée de bizarre aussi. Depuis, heureusement, la nature a fait son travail.

Coincée. La quatrième fois, c’était au lycée. J’ai d’ailleurs arrêté de compter à partir de là. Parmi les œuvres au programme, il y avait Don Juan et Roméo et Juliette. Madame Servane cherchait à savoir lequel des deux ouvrages nous avait marqués et il fallait argumenter. Les garçons avaient préféré le premier alors que les filles avaient adoré le deuxième. Pas moi. Lorsque j’ai signalé que Roméo s’était mis dans un état de désespoir pas possible pendant tout l’acte I à cause de Rosaline parce qu’elle était, je cite, « armée d’une chasteté à toute épreuve » et qu’il avait suffi d’une petite fête chez les Capulet pour l’oublier en une seconde en faveur de Juliette, on pouvait émettre des doutes sur la fidélité de ce garçon s’il avait survécu. En revanche, Don Juan était d’utilité publique. Préserver les filles de prédateurs peu scrupuleux et ne pas être aussi naïves que Fantine dans Les misérables pouvaient éviter à quelques foyers d’être peuplés de Cosette. La prof a souri. La classe a dit que j’étais coincée et que je ne trouverai personne. Ils n’ont pas eu tort sur ce dernier point.

Je suis seule, mais je suis bien. C’est aussi grâce à Catherine. Quand je réalise que faire la grasse matinée sous la couette, surfer à volonté sans être dérangée, manger des plats surgelés devant un film dont je n’aurais pas éternellement raté le début parce qu’il faut raconter une histoire à quelqu’un avant de dormir, décider de sortir dans la minute qui suit sans que la brigade des mineurs débarque parce que j'aurais négligé les enfants, acheter la quarantième paire de chaussures sans qu’un homme grommèle « t’as un problème avec les chaussures »… Je réalise que ce sont des privilèges, d'affreux clichés de célibataire, mais je les savoure encore plus après les conversations du vendredi soir.

Pourtant un affreux doute me taraude parfois.

Catherine a l’air heu-reu-se.

Je sais qu’il y a aussi des choses qui font qu’elle apprécie encore plus sa vie quand elle me parle. Je le sens. Il faudra un jour que je lui demande lesquelles ?

Aujourd’hui dans le train de 7 h 32. Il n’y a vraiment pas beaucoup de monde. C’est vrai que c’est la fin de l’hiver, donc en plus des vacances scolaires, les enfants doivent être malades. Du moins, ceux de Catherine le sont, donc les autres ne doivent pas échapper à la règle. Julie est grippée et Théo a la gastro. Tiens, c’est même pas la même chose. Grâce à Virus et Bactérie, je vais enfin pouvoir écouter un peu de musique, lire, peut-être même rêver éveillée. Non, non, si je rêve, je serais dérangée par l’affreux bip de la fermeture des portes. C’est fou la hiérarchie des exigences.

Un peu de lecture.

Je tente de relire Roméo et Juliette en souvenir du lycée. Il y a peut-être des choses nouvelles à la lumière de mes trois décennies. Je vais m’identifier à la mère de Juliette qui doit maintenant avoir à peu près mon âge et voir ce qu’il en est.

Quelqu’un vient s’asseoir à côté de moi. Je ne jette même pas le coup d’œil automatique. J’ai remarqué qu’après ce mouvement rapide des paupières, qui doit dater d’un réflexe de l’ère primitive, les gens évitent soigneusement de se regarder. Se dévisager dans les transports, c’est un luxe réservé aux enfants ou aux dragueurs un peu lourds.

C’est bien ce que je pensais, Roméo en fait des tonnes. Amoureux par-ci, éperdu par-là au sujet de quelqu’un qu’il va oublier à l’acte II.    

Encore cette sonnerie de fermeture des portes. Je me demande si cela correspond à une note de musique. Et    vlan ! Voilà que quelqu’un tape sur mon livre. Mince ! Je lève la tête et ne vois personne. D’ailleurs, la personne à côté de moi a disparu. Les portes se sont refermées. Le RER repart. À travers la vitre, je vois quelqu’un, la face contre le sol du quai. Il a dû tomber en sortant trop précipitamment. Il tente de se relever, mais il est déjà tout petit, je ne le vois plus. Tout le monde est resté très impassible dans la rame, voire indifférent. La Terre continue sa course, le RER aussi. Il me reste deux stations le temps de finir cet acte.

Stupeur. Ce coup porté à mon livre avait un but. J’en tremble presque.

Une enveloppe est là, curieusement posée en dessous de cette phrase de Shakespeare : « trébuche qui court vite ».

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