Lettre ouverte à l'aristo de port Pigalle

Anne S. Giddey

Cher comte de Toulouse, Lautrec mon ami. Serais-tu chez toi sur notre boulevard de Clichy en l’an 2011 après Jésus-Christ ? Comme tu fus à demeure dans les maisons closes fin XIXe, où tu croquas les femmes de bordel. Toi qui accouchas du Moulin Rouge, le phare de port Pigalle. Premier lieu électrifié de Paris, le faux moulin, le vrai pot de miel, attira le riche, comme toute ampoule attire le moucheron. Pigalle, pôle éclectique, Pigalle l’excentrique, visible des Grands Boulevards et du bas de la rue Blanche. Et la grande trouvaille, ce fut la femme. Érotique. Cher Henri, comte de Toulouse-Lautrec. Toi qui montras ton cul sur une plage de Trouville. Ta difformité nue, jetée en pâture jusque dans ses moindres faux plis. Voyeur autant qu’exhibitionniste, acteur et témoin de la nuit, que penserais-tu des glaces sans tain de nos peep-shows ? Les rideaux qui se lèvent sur la femme, quand une pièce tombe dans la fente. Te serais-tu éclaté dans cette surenchère de chair ? Cher comte, l’ami Lautrec. Toi qui fus un peu de l’aristocratie et beaucoup du bas-fond. Célèbre pour tes affiches, tes déguisements, tes déchéances… Si tu figeas pour l’éternité les prouesses des danseuses et de Valentin le Désossé, était-ce pour transcender ton propre drame physique ? A moins que ce ne fut qu’un prétexte. Un prétexte pour faire main basse sur la meilleure place au bal du Moulin Rouge. Je crois, mon cher alter ego, que tu aurais apprécié notre funiculaire. Toi qui usas ta canne au pied de la Butte, alors que la lourde blancheur du Sacré-Cœur s’élevait lentement de terre. Le grand chantier était né. Et l’ombre pieuse de la basilique s’étendit peu à peu sur Pigalle, grande dame maquerelle, sans jamais parvenir à étouffer son insolence. Cher comte de cabaret, toi qui fus de l’orgie et des créatures du pavé. Toi qui fus de la syphilis, de l’alcool et des morts prématurées. Je ne te parlerai pas du glauque, ni de l’ignoble. Je ne te dirai rien des mauvais voyages, des épaves. Tu sais déjà. L’âme et ses cafards, c’est de toutes les époques. A l’heure verte où tu mêlais ton absinthe de cognac, où les ailes du grand moulin frôlaient le septième ciel, tu courais réveiller ton lithographe. Et dessiner sur la pierre les images rescapées de ta nuit. Je trouve, Henri, les surnoms de tes danseuses d’une éloquence rare : Nini Patte-en-l’air, la Goulue, la Môme Fromage, Grille d’Égout… C’était le star-concept de ta Belle Époque. Des jambes de femme, Offenbach, le tout voué à une danse révolutionnaire : le cancan. Une dernière question, mon cher comte. Que mettrais-tu en peinture aujourd’hui, si tu te promenais sur notre boulevard de Clichy, en l’an 2011 après Jésus-Christ ?

  • Et bien moi, j'aime ... :-)

    · Il y a presque 13 ans ·
    Jos phine nb 7 orig

    junon

  • Belle évocation.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

  • Chère Anne,
    je crains ne pas me reconnaître moi-même dans ce Pigalle repeint au néon, ni dans l'esprit qui anime les nuiteux d'aujourd'hui. Aujourd'hui, je peindrais peut-être la tristesse et la résignation que l'on voit sur les traits des dames derrière ces glaces sans tain, le manque de joie des filles du même nom, les portes qui se ferment une à une par décret municipal. Pigalle, c'était hier ; les touristes ne visitent qu'un passé...
    Henri, comte de Toulouse-Lautrec, qui vous remercie pour votre détour par sa vie disparue.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Photo du 57301621 05    15.55 orig

    le-fox

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