Licencié. [Défi N°14 / club "Jetez L'Encre"]
rafistoleuse
Mr Bernier entendit le sifflement d’une notification. Il se précipita sur son téléphone avec cette réflexion intérieure qu’il se faisait à chaque fois. Il n’était ni plus ni moins qu’un esclave. Avec amertume, il scrutait des doigts le mail qu’il venait de recevoir. La poste lui envoyait un recommandé avec accusé de réception. Il saisit son stylet, et gribouilla à l’emplacement indiqué. Une seconde de téléchargement plus tard, le mail était à sa disposition. C’est avec appréhension qu’il en découvrit l’émetteur. L’objet du mail lui glaça le sang :
« Licenciement pour motif économique »
Les tremblements gauches de Mr Bernier agrandissaient et rétrécissaient les caractères avec une allure vertigineuse. Il se rappela avec nostalgie le dernier téléphone qui avait des encore des touches. Il dû reprendre sa lecture, non sans avoir au préalable, tapé les trois codes nécessaires au déverrouillage de son écran.
Monsieur,
Ce mail tient lieu de convocation pour le 23 septembre 2047, nous souhaitons vous exposer avec des détails supplémentaires, les raisons pour lesquelles nous envisageons votre licenciement pour motif économique.
Mots Des Listes a connu de belles années mais le contexte économique et technologique de ces dernières décennies a rendu notre travail quasiment obsolète. Nous faisions partie des plus fervents résistant à l’ère numérique. Mais qui peut contrer une pieuvre aussi efficace ? Je crains que notre maison d’édition n’ait abattu ses dernières cartes.
Mr Bernier devinait la suite. Il ne tombait pas des nues. Le monde avait dérapé, il l’avait vu sombrer. Il espérait simplement que le sol se dérobe le plus tard possible sous ses pieds. Il aurait propulsé son téléphone contre le mur s’il ne le savait pas incassable. Dans sa main gauche, tenait la raison de l’effondrement de son monde à lui. Victime et bourreau, cause et conséquence, à quoi cela servait-il de chercher le coupable ? Le virus était dans la pomme depuis bien longtemps. Les mots, c’était toute sa vie à lui. Il avait passé sa scolarité à les lire, et avait passé l’autre partie de sa vie à être payé pour le faire. Mais aujourd’hui, sa maison fermait ses portes et il ignorait comment il allait s’en sortir. Près d’un demi-siècle que l’on promettait de s’occuper de la crise. Il était beau le rêve politique.
Sept jours plus tard, Mr Bernier se rendait à son travail pour la dernière fois. Les locaux étaient déjà presque déserts. C’est avec une immense émotion, qu’il acceptait d’un stylo bredouillant, la mise à mort, en bonne et due forme, de sa carrière de correcteur. Mais Mr Bernier n’était pas du genre à se laisser abattre. Il avait rebondit déjà. Quand il avait été invité par sa femme sur Facebook à participer à l’évènement « Couple Switch ». Quand il avait appris le mariage de sa fille, en découvrant ses photos sur Instagram. Il avait rebondi. Il avait survolé ses problèmes jusqu’à les voir de si haut qu’ils semblaient insignifiants.
Aujourd’hui, il vivait seul, mais il se sentait perpétuellement sollicité, par ces outils de communications déshumanisants qui étaient devenus les seuls moyens d’être en phase avec les personnes qui lui sont chères. Dans son appartement, certaines choses avaient échappé aux décadences du temps. Un four qui ne cuit pas par ondes, un ordinateur équipé d’une souris, de la musique qui s’insère autrement que par un copié-collé.
Le soir suivant son licenciement, Mr Bernier éteignit son téléphone, le démonta en toutes pièces pour s’assurer que la batterie ne se régénère pas par défaut. Il resta enfermé un mois entier, n’ouvrant la porte que pour réceptionner la nourriture et autres courses ménagères essentielles. Il cherchait à retrouver l’odeur de l’encre, le crissement de la plume, le bruit du papier journal que l’on feuillète d’un doigt humide. Des plaisirs auxquels il ne voulait pas dire adieu. Le monde avait-il perdu pour de bon la notion du tactile ?
Des heures, des jours durant, Mr Bernier, chercha un moyen de se réinventer une vie, mais surtout une façon de réécrire l’avenir de son support favori. Et c’est en fixant les griffures de son papier-peint aux couleurs passées, qu’il réalisa qu’il tenait là une opportunité de perpétuer les mots écrits. Le papier était peint depuis tant d’années qu’il pouvait désormais être écrit.
Un an plus tard, on pouvait lire sur les murs des appartements, des maisons. Des entreprises exploitèrent même son idée jusqu’à louer des immeubles entiers de studios à la nuit, pour des amoureux de littérature qui ne demandaient pas mieux que de pouvoir toucher les mots qui les touchaient.
TOP.
· Il y a environ 10 ans ·" Avant, j'étais une fille tactile. Maintenant, mon téléphone l'est pour moi. "
dreamcatcher
Merci à toi !
· Il y a environ 10 ans ·rafistoleuse
Génial ton texte. Il se termine sur une note optimiste puisqu'en fait l'écriture ne mourra pas tant qu'il y aura des personnes pour lire les messages manuels où qu'ils soient
· Il y a environ 11 ans ·yoda
Oui j'ai envie de croire qu'il existera toujours des gens comme Mr Bernier :)
· Il y a environ 11 ans ·Merci en tout cas !
rafistoleuse
c'est clair!
· Il y a environ 11 ans ·yoda
Licenciement des maux à tout va écrits avec des mots qui sonnent juste. Super pour le défi. Coeurs
· Il y a environ 11 ans ·Stéphan Mary
Merci beaucoup Stephan :)
· Il y a environ 11 ans ·rafistoleuse
Chris, Paul, merci pour vos commentaires ! Et merci pour la faute relevée ;)
· Il y a environ 11 ans ·Bonne soirée !
rafistoleuse
Bonjour Rafistoleuse,
· Il y a environ 11 ans ·Un très beau texte, que les gens de moins de vingt ans ne peuvent pas comprendre !
Rassurez-vous, les cours d'écriture, vont bientôt retrouver le vent en poupe.
Merci pour ce partage.
Bien amicalement.
Paul Stendhal
Paul Stendhal
Un papier qui dépeint parfaitement la froideur anonyme de la dématérialisation
· Il y a environ 11 ans ·Chris Toffans
Merci beaucoup à tous les deux ...
· Il y a environ 11 ans ·Bonne journée également Astrov et merci pour ton passage :)
Christine, merci d'être venue par ici aussi =)
rafistoleuse
bravo, arriver au bout, pour renaitre de plus belle facon a travers les mots. tres beau texte
· Il y a environ 11 ans ·christinej
Ah oui, trouver dès le matin un texte aussi porteur d'espoir pour les protecteurs de mots que nous voulons être, c'est un heureux présage. Je ne possède aucun livre virtuel, seulement des ouvrages PAPIER que mes doigts peuvent caresser, des livres qui n'ont besoin d'aucun écran pour vivre, seulement besoin des yeux et de la comprenette des humains. Pensez à la Pierre de Rosette (actuellement au British Museum), datant de l'Antiquité, qui, en plusieurs langues, a permis à Champollion de comprendre l'écriture égyptienne des Pharaons! Des mots, sur de la pierre, des mots qui ont aidé l'Homme. Merci Rafistoleuse, bonne journée à vous!
· Il y a environ 11 ans ·astrov