Lili Marleen et moi
Anne S. Giddey
Le quartier n’a pas vraiment changé. Sans balbutiement aucun, j’accélère le pas entre les façades de briques rouges et les vieux hôtels mythiques. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre… Anticipant diverses éventualités, j’ai donc emporté un kit de survie, mon matériel de plongée, mais aussi une corde et des mousquetons. De quoi gagner du terrain, avancer à tout prix que je sois confrontée à un lac urbain ou à une falaise, sait-on jamais. Quai de Valmy, je me prends en pleine face un souvenir de nous. Un sandwich-frites et trois notes de saxo… Aspiration subite, vertige, je dégringole, projetée en dedans de moi, nuit noire et étouffante. Je voudrais hurler que je suis claustrophobe et que je ne veux pas mourir comme ça, piégée à l’intérieur de mon corps. Mais aucun son ne sort de ma gorge… Je m’empare de la bonbonne d’oxygène. A tâtons, je vais désormais de l’avant en terre inconnue. Je donne quelques coups dans les parois, de quoi suis-je donc faite ? C’est élastique, à la fois tendre et coriace. Une matière dont on fait les winners ou les losers ? Je suis comme la ville, le visage extérieur en chantier, mais en dedans ? Je me cogne brutalement la tête contre des souvenirs récents. Une réunion mondaine s’entrouvre dans mon crâne… La star de la soirée est en retard, comme il se doit. C’est un psychanalyste myope, qui a tout pensé, tout compris, qui sait Dieu et diable. Est-il un homme heureux ?
- Avez-vous lu mon livre ? me dit-il distraitement.
Je fais un signe négatif de la tête.
- Vous devriez. Après l’avoir lu, vous saurez qui est Dieu.
Je me demande comment j’ai pu me planter à ce point, accumuler tant de carrefours manqués, pour en arriver là. Est-ce trop tard ? C’est à qui de s’envoler aujourd’hui ? Poupoupidou…
Le psychanalyste est soûl. Myope comme il est, cela me semble une mauvaise idée. Il s’emporte et s’en va en claquant la porte. Un air frais souffle enfin dans mon crâne, je respire. Au moment de reprendre la rue, je le vois. Le psy. A plat ventre sur les pavés, victime d’un voleur ou d’un lampadaire. De la main droite, il palpe les pierres inégales autour de lui, alors que du sang noir s’écoule par saccades de son nez. En passant à proximité de l’homme étendu, j’entends crisser sous mes talons le verre de ses lunettes. Il suffit de deux morceaux de verre cassés pour faire d’une star un décalque sans consistance, une chimère… Est-il un homme heureux ?
J’ai rendez-vous en dedans de moi, c’est loin, minéral. Un pan de mur me barre soudain le passage. La vieille pierre est cimentée de cicatrices, parcourue par un réseau de veines grises. J’évite de me demander ce que le psychanalyste penserait de mon intérieur et démarre l’ascension vers des mémoires générationnelles. Je n’avais jamais réalisé que c’était aussi escarpé en dedans de moi…
Wie einst Lili Marleen.
Je me retrouve dans un repli de falaise difficile à aborder. Mon paysage intérieur est bourré d’inattendu… Bien sûr le relief est accidenté, je m’attendais aux creux et bosses, aux pics et gouffres. Ce sont les changements de texture qui me surprennent. Le mur de pierre est devenu de la roche brute, affûtée. Alors que tout était sec, je patauge soudain dans une flaque saumâtre avant de glisser à toute vitesse sur une pente lustrée, étincelante… Un miroir ? Qui est la plus belle en dedans de moi ? Poupoupidou...
Au moment d’assurer ma prise pour me hisser sur un promontoire, je me demande comment un poème d’amour peut devenir un hymne d’extermination ? Lili Marleen, Lili et Marleen. Deux femmes que le cœur du poète a amalgamées en une seule, une chimère. Lili, l’aventure. Marleen, de celles qu’on épouse. Le jour où Lili rencontra Marleen, la ville n’a pas vraiment changé. Il pleuvait et le visage de la pluie est intemporel… Après s’être essuyé les pieds devant la caserne, Lili Marleen est partie au front. Une bonne chanson se sent partout comme chez elle…
Mon expédition intérieure se prolonge et j’ai oublié de prendre des vivres. On ne vend pas de sandwich-frites en dedans de moi ? Une retenue de glace m’engourdit les reins, j’arrive devant une crevasse. Sauter, ne pas sauter ?
Pendant que je vertige au bord du gouffre, Lili Marleen s’est échappée des rangs allemands pour franchir la ligne de démarcation et se propager à tout-va comme un incendie de maquis. On n’arrête pas la musique… Récupérée par les armées alliées, Lili. Un chef de guerre s’empare toujours de la femme du vaincu.
Wie einst Lili Marleen.
Une bonne chanson se couche dans tous les lits, sans se faire pute pour autant, soupire d’aise dans tous les camps, sans se trahir pourtant. Lili Marleen a fait sa révolution arc-en-ciel, sa campagne anti-nucléaire. Elle a été scandée, hurlée, sifflée et murmurée, manipulée, multi-traduite, parodiée et travestie… Comment une chanson d’amour peut en arriver là ? Parfois, elle est presque surprise de se voir ramenée à son intention première. Un esseulé la passe en boucle, laissant son cœur disloqué se vider de toutes larmes au son de la voix de Lale ou de Marlène. Une bonne chanson est chez elle dans tous les cœurs…
Aurais-je donc beaucoup changé, dis-moi Lily Marlène ?
Mes parois intérieures se resserrent, rendant de plus en plus ardue la progression en dedans de moi. La lumière coule d’un point minuscule, une narine ? Il reste en tout cas des écoutille ouvertes, c’est une bonne nouvelle… J’entends même les bruits de la ville, ils me suivent, me précèdent. Ils me rattrapent et s’enfuient. Je crois qu’ils me parviennent à travers des usures de la paroi, des zones presque transparentes à fleur de peau. Je dois me trouver au-dessus d’un marché, d’une vente aux enchères... Quand je m’extrais enfin de moi, je ne sais pas si je suis soulagée ou déçue. Il y a si peu à voir en dedans ? Une cage ouverte, vide, habitée seulement par une chanson d’amour qui fait comme chez elle… Drôle de piaf, Lili. Aurais-je préféré y trouver des cadavres, des amas de vêtements sales, des cageots d’or en barre ? Du haut de moi, je regarde en bas. Ce n’est pas un marché, ce n’est pas Drouot. C’est un parvis. Accoudée à l’angle d’une balustrade de Notre-Dame de Paris, aux côtés de la statue d’une chimère, un point de douleur explose dans mon dos. Des ailes… Chiffonnées, à peine nées. Je me concentre, mais rien ne bouge. Pourquoi me donner des ailes qui ne répondent pas ? J’aurais dû lire le livre du psychanalyste, je saurais la matière dont on fait les dieux et les anges. Mais je ne suis qu’une chimère de plus, une Lili Marleen… Soudain, elles s’étalent. Mes ailes… Elles sèchent un instant au soleil. A moi de m’envoler ?
Je suis tout simplement bouleversée. C'est un texte brillant, chargé d'émotions douloureusement humaines. Whaouh...
· Il y a plus de 12 ans ·Charlotte Elle
Des creux et des bosses...et des meurtrissures.... naissance? renaissance ? envol ?
· Il y a plus de 12 ans ·woody
Deux choses:
· Il y a plus de 12 ans ·C'est comme un peu le rêve, un voyage initiatique, une chanson lancinante accompagnant une quête qui paraît n'avoir aucun sens mais qui annonce la fin de quelque chose, et le commencement d'une autre...
- Sors de ce corps, Alice!
Et puis c'est comme un peu la guerre ou la mort auxquelles on est confronté parfois. Pas celles des autres, non! Sa propre guerre à soi... Sa propre mort.
Tout peut être chimère, toujours et partout, sauf la douleur!
Aussi, c'est toujours "grandissant" de te lire.
Frédéric Clément
J'ai revu des images de Wim Wenders (Les ailes du Désir) dans ton texte, Anne...Bravo; c'est toujours très bon !!!
· Il y a plus de 12 ans ·Pascal Germanaud
Quelle aventure! A l'intérieur de toi, les blessures, les arêtes qui te lacèrent, les pentes abruptes, la respiration qui devient difficile, ton cœur s'emballe t'il, pour un air, une chanson fredonnée, ou le brusque souvenir d'un amour mort avant de naitre? La chrysalide avant de devenir papillon, à un chemin difficile et douloureux à faire, mais quel bonheur, quand les ailes sèchent et puissent permettre de s'envoler! Savoureux à souhait, bravo, Anne, je te reconnais dans cet œuvre.CDC
· Il y a plus de 12 ans ·Yvette Dujardin
Une plongée profonde dans le plus intérieur, faite d'images, de sons, et de sensations, pour mieux prendre son envol à la fin...
· Il y a plus de 12 ans ·C'est puissant.
junon
Arrivons-nous un jour à naître totalement, définitivement? Ou se mettre au monde n'est-il pas un processus toujours inachevé, un but sans cesse poursuivi ou recommencé? Ce voyage en soi à tâtons ne débouche pas (me semble t-il) sur une chimère, alors, envole-toi Anne, tes ailes sont larges, puissantes et tellement porteuses d'espoir!♥
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire