Ma bibliothèque idéale

J'en ai fait des voyages au bout de la nuit, une ballade de l'impossible vers une montagne magique tant fantasmée. J'en ai construit des liaisons dangereuses qui m'ont mené au-dessous du volcan. J'ai joué la partition d'un Faust dans l'espoir onirique de partir en odyssée, à la recherche de tant de filles du feu, de ma belle du seigneur : Madame Bovary, Eugénie Grandet, Justine, Salammbô, Alice au pays des merveilles, Thérèse Desqueyroux, Lolita jusqu'à l'altière reine Margot. Je vous rends hommage. Vous êtes bien plus que des âmes mortes couchées sur le papier.

Ne me faites pas le procès de votre mépris qui n'est à mes yeux qu'orgueil et préjugés. Mon éducation sentimentale, je vous la dois mesdames. J'ai souvent joué l'idiot, tétanisé par de grandes espérances, Don Quichotte à la recherche du temps perdu. Œdipe roi, je suis passé par vingt mille lieues sous les mers, par Berlin Alexanderplatz, par cent ans de solitude pour vaincre les démons. Quelle divine comédie que ces mille et une nuits, où j'ai pu être Candide, Jacques le Fataliste, Adolphe. Mon amour pour vous m'a fait Gargantua, échoué sur l'île du docteur Moreau, Ulysse dans la confusion des sentiments. Je n'ai été l'amant de lady Chatterley que par procuration, je n'ai accompagné Zazie dans le métro qu'au moteur de mon imagination.

Je n'ai pas pu lutter contre l'insoutenable légèreté de l'être qui ne m'a que trop conduit sous le soleil de Satan, bonjour tristesse… Je couche donc des chroniques martiennes qui pour beaucoup d'inconnus qui me lisent se diront que je suis au degré zéro de l'écriture. Ils ne pourront comprendre que sans le Grand Meaulnes ou sans les mémoires d'Hadrien, je ne serais à ce jour que le silence de la mer, locataire de la capitale de la douleur sous de bien tristes tropiques. Le grand sommeil, je l'ai vaincu par la métamorphose des sentiments. J'ai compris les origines des totalitarismes par des tropismes qui m'ont conduit, moi, général de l'armée morte, vers des fictions où je  me suis souvent sabordé sur le sable du désert des Tartares.

Je  sais qu'à tes yeux je ne serai jamais Gatsby le magnifique. Je dois en faire mon deuil, c'est dans la condition humaine. Je me contenterai d'être ton petit prince. Je refuse que tu sois les raisins de ma colère, mon archipel du goulag. Je suis réaliste et je ne crois plus au meilleur des mondes. Conduis-moi sur la route pour qu'à tes yeux  je ne sois pas un étranger. Alors, évite la plaisanterie. Ne sois pas le faux-monnayeur d'une ténébreuse affaire. Une fois que j'aurai digéré les illusions perdues, je veux rester ton bel-ami. Je dois faire le deuil de la crucifixion en rose, tu ne seras désormais qu'un chef-d'œuvre inconnu au niveau de la chair. Je dois lutter une saison en enfer pour oublier les mots et les choses, pour ne pas ressembler à ces possédés. Je sais que j'ai d'autres atouts, que je ne suis pas tout à fait un homme sans qualités.

Mais je ne suis pas un joueur d'échecs. Je nous souhaite de casser le livre de l'intranquillité, je ne veux pas que notre amitié se réduise à peau de chagrin. Prends ma main grande sœur. Je te sortirai de ton aveuglement pour une promenade au phare. De ton côté, fais-moi oublier 1984 alors qu'adolescent j'étais habité par le bruit et la fureur. Je ne veux pas du journal d'un fou, je lutte contre la nausée et la chute. Il faudra que j'oublie le parfum de ton corps et fuir l'extension du domaine de la lutte. Les nourritures terrestres ne sont pas que Sexus ou les cent vingt journées de Sodome. Projetons-nous dans la promesse de l'aube pour qu'il en soit de la nature des choses.

Il me reste tellement à lire et à vivre dans mon monde perdu. Je ne serai jamais en mesure de célébrer la gloire de mon père, je n'en ai été que le désespéré, l'enfant qui rêvait de jeux inconnus, bien avant l'âge d'homme.