Mercure
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Samedi 1er décembre 2012
Aéroport Léonard-de-Vinci de Rome Fiumicino, Italie, 10h00, 13°C.
- Ah purée ! Ils font vraiment tout pour me pourrir la vie ces … !
Claire ne termina pas sa phrase, elle se souvint que ses trois enfants étaient à côté d’elle. Thaïs, Jocelyn et Arnaud avaient parfaitement compris que vu l’état de leur mère, il ne fallait vraiment pas broncher.
Mais quelle idée aussi avait-elle eu de vouloir rentrer à Paris en avion un samedi pensa-t-elle. Avant même d’avoir terminé d’exprimer sa pensée, elle se remémora les raisons de son départ et particulièrement ce jour-là. Elle n’était pas partie, c’est son mari qui l’avait fichue dehors.
Diplomate international, membre de la délégation française au sein du Programme Alimentaire Mondial, il s’était accommodé ces dernières années de la déliquescence de son couple, il était bien trop occupé à son travail et, à l’occasion, se faire faire quelques petites gâteries par sa secrétaire dans l’intimité de son bureau tard le soir. Ils avaient fait un beau mariage pourtant. Ils s’aimaient même. Au début. Du même milieu social tous les deux, aisés, bonnes familles, hautes écoles de la République, ils s’étaient rencontrés lors de leur stage au Quai d’Orsay, le ministère des Affaires Etrangères. Ils avaient sympathisé très vite et s’étaient découvert énormément de points communs dont un très important : la nécessaire image sociale à renvoyer.
Après avoir emménagé rapidement ensemble, ils s’étaient mariés avec tous les signes extérieurs conventionnels. Cérémonie à la mairie du Vème arrondissement, dîner pour deux-cents convives dans un restaurant du Bois de Boulogne, lune de miel aux Seychelles.
Claire s’arrêta de travailler lorsqu’elle tomba enceinte de leur premier enfant. Thaïs, sa fille, la prunelle de ses yeux, la perle de son papa. Elle était devenue une magnifique petite fille de neuf ans, capricieuse et entêtée. Les étoiles qu’elle se souvenait avoir vu dans ses yeux n’étaient plus que de la poussière s’entassant sur les rêves d’une enfant qui voulait se souvenir de son père comme avant. Quand il aimait encore passer du temps avec ses enfants et non pas rester au travail tout le temps.
Deux enfants supplémentaires avaient poussé leurs cris de bébé dans les chambres de leur appartement parisien cossu. Jocelyn, que tout le monde appelait Jos’ et Arnaud. Agés de sept et cinq ans, ils étaient aussi différents l’un de l’autre que la régularité des grossesses de Claire était précise. Tous les deux ans.
Jos’ était blond aux yeux bleus, pétillant, curieux, autonome. Arnaud était brun sombre aux yeux marrons, un grand bébé de cinq ans, couvé, s’exprimant mal, pleurnichard.
Ces trois enfants étaient à l’image des différents moments du mariage de leur mère. Le premier était splendide, hautain, resplendissant, le deuxième autonome, émancipé, habile et le troisième, désemparé, malheureux, perdu.
C’est lorsque sa maîtresse, suédoise, fut mutée dans une autre capitale mondiale que son mari fit s’écrouler tout son univers. Il en souffrit tellement qu’il décida de tout casser, de tout écraser sur son passage et Claire avec.
Elle avait passé sur tout, elle avait supporté tout, les tromperies, les mensonges éhontés et incroyables pour tenir encore et toujours cette image sociale qui la supportait. Elle avait tenu grâce à ses enfants, elle s’était beaucoup occupée d’eux. Elle n’avait jamais repris le travail. Aujourd’hui, si elle était extrêmement bien implantée dans différents réseaux dans plusieurs pays du monde, elle n’était jamais intégrée que dans des réseaux de “ femmes de… ”.
Elle s’était fait mettre dehors par son mari, elle avait pris les trois enfants sous son bras, une petite valise pour chacun et direction l’appartement de Paris. Il sera toujours temps après de voir venir et surtout de savoir comment s’organiser.
Et là, ces empafés d’italiens qui se mettent en grève surprise ! Et je fais comment moi se demande-t-elle tout haut. Elle obtint la solution rapidement. Les avions ne voleraient pas et il lui était impossible d’attendre la fin de la grève qui n’était pas prévue avant lundi. Il ne restait plus qu’une solution, embarquer dans les bus mis à disposition vers les aéroports les plus proches. L’Italie toute entière était bloquée donc les aéroports les plus proches, c’était vite vu. Il n’y avait que Nice. Alors va pour le bus jusqu’à Nice où elle pourra prendre l’avion pour Paris. Ca amusera les enfants se dit-elle en prenant les tickets distribués aux détenteurs de billets d’avion intéressés par ce pis-aller.
Les deux petits s’étaient réfugiés dans les bras de la grande, mi-terrifiés par l’animation propre à chaque grève, quelque soit l’aéroport du monde, mi-amusés par l’animation incessante qu’il y avait tout autour d’eux. Ils n’avaient qu’une seule consigne, toujours la même depuis qu’ils avaient chacun commencé à marcher, une seule et stricte consigne qu’ils devaient respecter à tout prix : ne jamais, au grand jamais, se perdre de vue les uns des autres.
Paris, Stade de France, 12h00, 5°C.
- Punaise c’est quoi ce froid !
Julien était frigorifié sur l’esplanade du Stade de France en attendant le match pour lequel il avait réservé depuis des semaines. Racing-Métro-92 contre Stade Français. Il était monté de Bordeaux, où était resté Esther sa femme, exprès pour venir voir ce match qui s’annonçait grandiose et qui était joué exceptionnellement au Stade de France pour accueillir les nombreux supporters. Le début de saison avait été compliqué pour les deux équipes et chaque point compte –comme les joueurs disent invariablement en fin de rencontre pendant les interviews–. Esther était restée chez eux pour deux raisons principales. La première, c’était Thomas, leur grand fils. La deuxième, c’est la petite princesse qu’elle portait dans son ventre. La naissance était prévue pour mi-janvier, le 14 normalement mais on ne sait jamais disait souvent Julien. Et puis Esther pensait qu’elle allait arriver plus tôt. Comme toutes les femmes enceintes, elle n’avait absolument aucune idée de pourquoi mais tout ce qui comptait c’est qu’elle le savait.
- Punaise, mais il fait quoi ? Je gèle moi ! dit Julien en se frottant les mains.
Il avait la parfaite panoplie du supporter. Il portait, sous son blouson, le maillot du Racing-Métro tout neuf de la saison. Entouré de supporters de l’équipe adverse, il était tout seul comme un imbécile au milieu de l’esplanade en attendant Nicolas.
- Je vais finir en glaçon s’il n’arrive pas, dit tout haut Julien.
Son téléphone sonna, c’était Esther.
- Oui tout va bien ma chérie
- […]
- Non je n’ai pas encore retrouvé Nicolas, il a dû partir à la dernière minute, comme d’habitude.
- […]
- Oui, ne t’en fais pas, on sera sages pour la soirée et je redescends dès demain après-midi, pas de souci.
- […]
- Ah ben tiens ! Je le vois, je te laisse, il arrive dans le troupeau que je vois débarquer du RER.
- […]
- Oui je t’embrasse ma chérie.
- […]
- Oui ne t’en fais pas.
- […]
- Ouiiii, prends soin de toi aussi.
- […]
- Oui moi aussi je t’aime. Je t’embrasse ma puce, j’t’embrasse.
- Salut Nicolas, mais qu’est-ce que tu fichais purée ?
Nicolas était un grand échalas, un de ses amis de vieille date, du temps où il avait habité à Paris. Il y a longtemps, très longtemps.
Il ne répondit pas tout de suite à Julien alors celui-ci reprit.
- T’aurais pu m’appeler quand même merde, ça fait deux plombes que j’t’attends ici comme un con au milieu des p’tits rigolos du Stade Français, c’est chiant quand même.
Puis il s’arrêta, voyant que Nicolas était blême, vraiment très pâle. Enfin il ouvrit la bouche.
- Juju commença-t-il, faut qu’j’te parle d’un truc. Il marqua un temps d’arrêt. C’est la merde dit-il les yeux horrifiés.
Nantes, Palais des congrès La Cité, 19h30, 10°C.
Cela faisait trois mois que François avait croisé Amandine pour la première fois. Son statut de membre du comité de direction du groupe industriel parrain de l’orchestre philarmonique lui offrait deux places minimum à chaque représentation et il s’était pris au jeu depuis deux ou trois ans. Il n’en manquait que très peu. Son statut de célibataire lui permettait de surcroît d’y inviter bon nombre de pseudo-conquêtes. Il avait commencé à développer une culture musicale classique avérée qui, même s’il n’avait rien d’un vrai connaisseur, lui permettait de se sentir amateur éclairé.
Au-delà de l’intérêt musical évident à chaque représentation, en y allant accompagné par des femmes quasiment différentes à chaque fois, François avait transformé ce moment en rite de passage. C’était à cette occasion qu’il jugeait l’ouverture d’esprit et les qualités sociales de ses rencontres et il trouvait, sans méchanceté aucune, que c’était un exercice particulièrement révélateur. Entre celles qui ne pouvaient se défaire de leur chewing-gum pendant toute la représentation, celles qui –n’y connaissant pas grand chose– montraient ostensiblement qu’elles s’emmerdaient fermement et celles qui semblaient vouloir le ridiculiser auprès des nombreuses personnes qui venaient le saluer avec une déférence obséquieuse, exercice auquel il se soumettait avec la plus grande clairvoyance sur la sincérité de ses courtisans ; François arrivait à porter un jugement qui la plupart du temps décidait de l’avenir de la relation avec la jeune femme en question.
Et puis, ce qui n’arrangeait rien, c’était elle. Elle, c’était Amandine, la chef d’orchestre. Au bénéfice d’un partenariat avec une autre formation musicale symphonique, il avait été décidé cette année que les deux chefs échangeraient leur place pour la première partie de l’année. De ce fait, Amandine avait pris la direction de l’orchestre depuis maintenant presque quatre mois et avait insufflé un vent nouveau qui dépoussiérait légèrement la structure qui s’endormait dans un certain conformisme.
François passait son temps à la contempler. Durant chaque représentation, il s’emplissait les oreilles de la musique somptueusement jouée par les musiciens et se régalait les yeux de cette jeune femme qui dirigeait avec emphase et brio.
Elle l’avait remarqué bien sûr. Elle l’avait vu souvent après les concerts, lorsque la majorité des spectateurs sont partis et qu’il ne reste plus dans la salle que les aficionados, les amis des musiciens et les membres de la direction administrative de l’orchestre. François aimait beaucoup rester un petit peu. Il faisait perdurer un peu la magie du concert qu’il venait d’écouter. Il en profitait pour recevoir le salut de tout un tas de personnes qui engageait la discussion avec un objectif plus ou moins intéressé sur le possible mécénat futur de son entreprise. Régulièrement il la voyait, et voyait bien aussi qu’elle le remarquait. Ils avaient déjà été brièvement présentés mais sans plus. Amandine avait assuré le minimum, avait été polie et très “ Relations Publiques ” mais n’avait clairement pas cherché à engager la discussion plus avant.
Lors des représentations suivantes, elle avait néanmoins mis à chaque fois un point d’honneur à le saluer, avant ou après la représentation non sans jeter à chaque fois un coup d’œil à la femme qui accompagnait François.
Depuis plusieurs représentations, il était venu accompagné d’une jeune femme. François n’arrivait pas à se décider et à accrocher avec elle. Elle avait dû le sentir et pris sa revanche. A l’issue de la représentation, alors que la chef venait saluer les mêmes personnes et François en particulier, son accompagnatrice lui fit une scène, une vraie. La colère couvait depuis quelques heures et elle n’avait pas supporté quelques remarques sur la beauté, et toutes les qualités que François trouvait à Amandine, cette femme si belle, si virtuose, si présente, si gracieuse, etc.
Lorsqu’Amandine se dirigea vers eux, elle avait explosé et lui avait fait une scène atrocement gênante. Elle était partie furieuse en lui reprochant sa méchanceté et son impossibilité à se rendre attachant, puis elle s’était tournée dans un dernier élan vers Amandine et lui déclara qu’elle devait vraiment être idiote pour ne pas s’être aperçue qu’il bavait devant elle et que puisque c’était comme ça, elle n’allait certainement pas jouer l’idiote qui n’a rien compris de ce qui se passait entre eux deux.
François fut atrocement gêné et était devenu écarlate en un instant. Il était totalement désarçonné. Impassible, Amandine se tourna vers François pour le regarder avec gentillesse.
- Ainsi je vous intéresse ? lui demanda-t-elle ingénument.
Il en resta encore plus bouche bée ! Elle profita de l’effet de surprise et continua.
- Vous m’en voyez ravie et extrêmement flattée. A chaque fois que je vous vois, vous arborez à votre bras des créatures féminines toutes aussi jolies les unes que les autres, je désespérais que vous voyiez aussi mes qualités. Puis, elle ajouta perfidement, mais peut-être que les qualités dont je peux faire preuve ne sont pas celles que vous recherchez en premier chez une femme…
En deux phrases, il était qualifié d’amoureux transi post-adolescent, de coureur de jupons, et de macho qui ne s’intéresse qu’aux caractéristiques bien peu vertueuses de certaines femmes.
Il bredouilla, tentant maladroitement de s’expliquer.
Elle le laissa vicieusement s’embourber dans ses explications confuses en conservant son air le plus sérieux du monde puis afficha un large sourire, plissa ses yeux magnifiques et posa sa main délicatement sur son bras.
- Je vous taquinais lui dit-elle en pouffant. Arrêtez-là s’il vous plait vos explications que vous ne me devez en rien. Allez ! Pour me faire pardonner, je vous invite à dîner ! Puis elle termina, reprenant son air le plus sérieux, à moins que vous ne soyez tellement vieux jeu que vous n’acceptiez pas qu’une femme vous invite à dîner…
Il était de nouveau touché ! Et elle lui avait claqué le bec une seconde fois. Mais il garda sa contenance et lui demanda d’un air bravache quel serait le jour de ce fameux dîner.
- Ce soir lui répondit-elle simplement, cela vous convient-il ?
Estomaqué, il réussit à lui répondre qu’il l’attendrait avec plaisir devant la sortie des artistes et sans plus de formalité, elle l’abandonna pour retourner dans les loges.
Elle sorti trente minutes plus tard et François suffoqua devant tant de beauté. Elle avait revu son maquillage qui, bien que léger mettait parfaitement en valeur son regard d’azur et ses cheveux blonds qu’elle avait dénoué. Elle était absolument sublime et François réalisa alors à quel point elle l’avait séduit depuis plusieurs semaines. Il revit ses œillades, ses saluts amicaux qu’il avait pris pour de la simple politesse. Il réalisait finalement qu’elle avait absolument tout fait ces derniers mois pour le rendre sourdement amoureux d’elle.
Et elle avait réussi même s’il avait beaucoup de mal à se l’avouer.
- On prend ma voiture lui déclara-t-elle en l’affirmant plutôt que sous la forme d’une question.
Et au même instant, le voiturier de la salle de spectacle stoppait net devant eux une rutilante petite MG “ British Racing Green ” intérieur cuir beige.
Elle prit la route du bord de mer, l’air était doux.
Dimanche 2 décembre 2012
Paris, rue des Moines, XVIIème, 8h00, 16°C.
Bonjour à tous, il est huit heures. Vous écoutez bien France Inter. Tout de suite, les informations du week-end avec Denis Astagneau.
Julien et Nicolas avaient peu dormi cette nuit et écoutaient religieusement la radio tout en zappant sur les chaines d’information permanentes son coupé pour savoir si la moindre info allait fuiter dans les médias ou pas.
Mais non, rien, aucun mot. Juste une allusion du journaliste à la fin du bulletin d’information souhaitant à tous les auditeurs une excellente journée presque printanière en ce deux décembre.
Nicolas éteignit la radio et regarda Julien.
- Tu vois, je te l’avais dit, c’est hallucinant, personne ne veut le sortir de peur de créer la panique lui dit-il.
Julien n’en revenait pas. Depuis le temps, il avait appris à faire confiance à son ami. Nicolas était un ingénieur astronome débutant mais brillant. Après des études de physique et surtout l’agrégation de mathématique, il avait intégré l’équipe d’un directeur de recherche du CNRS au sein d’une équipe pluridisciplinaire et internationale à l’Observatoire de Paris. Ce qui l’intéressait plus particulièrement était l’étude du Soleil et les relations avec la Terre. Et là, depuis un mois, ils étaient tombés sur une vraie découverte. Il l’avait détaillé en long, en large et en travers à son ami durant toute la nuit : l’axe de rotation de la Terre par rapport au Soleil avait bougé.
Julien avait récupéré Nicolas la veille complètement blême et n’avait manqué de se moquer de lui. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Encore une histoire fumeuse d’astronomes douteux en quête de sensationnel avec une nouvelle théorie abracadabrante sur la prétendue fin du monde prévue pour la fin de l’année. Tout ceci avait été balayé depuis belle lurette et cela faisait d’ailleurs plusieurs années que tout le monde avait cessé de surfer sur ces élucubrations. Cela avait surtout servi à servir de base à des films catastrophes plus ou moins réussis et refinancer les prédicateurs les plus hurluberlus à grand coup de conférence et autres livres catastrophistes.
Julien éteignit la télévision et fit le silence dans la pièce. Ah c’est sûr, il avait la tête dans les étoiles son Nicolas. Depuis le temps il le savait mais il en avait encore confirmation. L’appartement était jonché de revues scientifiques spécialisées, de journaux divers et variés, de dossiers mal ficelés qui manquaient à chaque instant de s’écrouler et d’entraîner avec eux les piles de documents attenantes. Toute la nuit, il lui avait fait des démonstrations à grand renfort de schémas, d’explications parfaitement scientifiques bien que totalement incompréhensibles. Et toute la nuit, Julien avait lutté pour ne pas sombrer dans le sommeil.
Non, décidément, il n’y croyait pas. Ou plutôt, il n’arrivait pas à croire les conséquences hypothétiques catastrophiques que Nicolas lui avait expliquées cette nuit. Combien de fois des scientifiques ou des pseudo-éminences scientifiques avaient alerté la population sur des modifications totalement inimaginables à l’échelle humaine. Il était déjà tellement difficile de conceptualiser l’Univers, les planètes du système solaire et la galaxie. Dès lors, comment se rendre compte des conséquences de la modification de l’axe de rotation de la Terre pour un béotien. C’est d’ailleurs exactement ce qu’il lui avait dit à un moment donné dans la nuit s’attirant immédiatement les foudres de son ami qui s’était alors relancé dans une grande et énergique explication tendant à différencier –sans succès probant pour ce qui concernait Julien– les conséquences de la variation de l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre par rapport au Soleil et la conjugaison de ce phénomène avec l’ellipse de la révolution de la Terre autour du Soleil.
Ce matin, Julien n’arrivait toujours pas à être convaincu et la seule chose qu’il arrivait à se dire était qu’il avait imaginé passer un autre type de week-end en célibataire à Paris avec son ami plutôt qu’à disserter sur des conjectures astronomiques qui n’étaient même pas dignes de faire un entrefilet dans les bulletins d’informations.
En ayant assez entendu, il se leva et s’adressa à Nicolas.
- Bon, ok, on met ça de côté pour quelques heures s’il te plait hein ! Allez viens, je te paye un petit-déjeuner aux Batignolles et ensuite on avisera d’accord ? Nicolas fit oui de la tête. Julien poursuivit. Très bien, nous sommes d’accord. Alors d’abord tu vas prendre une douche et ensuite, on sort se détendre un peu.
Vingt minutes plus tard, ils descendaient les escaliers de l’immeuble bourgeois d’une époque révolue et poussèrent la lourde porte ouvrant sur la rue traditionnellement animée un jour comme celui-ci. Mais pas aujourd’hui.
Sur le trottoir, après deux secondes de surprise totale, ils se figèrent d’effroi en regardant le square trente mètres plus loin.
Nice, Aéroport International de la Côte-d’Azur, 14h00, 24°C.
Claire était arrivée de Rome avec ses trois enfants en bus aux alentours de onze heures à l’aéroport de Nice. Le voyage s’était plutôt bien déroulé, sans problème majeur même si les bus affrétés par la compagnie en remplacement des avions prévus n’avaient pas vraiment le confort espéré. Ceci étant, les enfants s’étaient bien amusés et étaient restés particulièrement sages. Parlant indistinctement français ou italien, ils auraient pu aller faire le bazar avec les autres enfants dans l’allée centrale mais ils s’étaient parfaitement tenus. Ils avaient réussis à dormir un peu malgré la chaleur dans le bus. Non seulement il était bondé mais surtout, de manière très étonnante, la nuit n’avait pas rafraichit la température ambiante. Sans climatisation –aurait-elle été utile en ce début décembre ?– le trajet nocturne avait rapidement tourné à la séance de cuisson à la vapeur en dépit de l’ouverture des petites fenêtres. Claire avait mis ceci sur le compte du nombre de personnes dans le bus mais il avait fallu se rendre à l’évidence en arrivant à Nice, il faisait véritablement chaud. Elle sourit en attrapant un chariot pour y mettre tous les bagages et en laissant les trois enfants se tenir la main à côté. Décidément, la réputation de la Côte d’Azur n’est pas usurpée, il fait même meilleur qu’à Rome, il y a vraiment un microclimat particulier ici se dit-elle tout en se rendant au comptoir Air France.
- Vous ne bougez pas les enfants, vous restez ici, je vais voir au comptoir pour prendre les billets et si tout va bien, dans trois heures maximum, on est à Paris dit-elle à Thaïs pendant qu’elle se dirigeait vers l’hôtesse qui l’attendait.
Une dizaine de minutes plus tard, sans le moindre problème particulier, elle lui annonça avec son sourire d’hôtesse de l’air, Voilà madame, vous êtes tous les quatre enregistrés sur le vol de 17h10 à destination de Paris-Orly. Bon voyage madame. Claire lui répondit merci sincèrement car l’échange de billet et la réservation sur le premier vol disponible avaient été parfaitement bien gérés. Elle souffla et commença à se détendre après plusieurs jours compliqués.
Elle se retourna et vit sa grande fille une quinzaine de mètres plus loin.
Seule. Ce n’était pas normal. Tous les voyants rouges s’allumèrent dans son cerveau. Tout en essayant d’être le plus calme possible, elle se précipita vers sa fille.
- Où sont tes frères, demanda-t-elle vivement.
Le visage de Thaïs lui glaça le sang.
En larmes, la petite fille implorait des yeux sa mère de ne pas se fâcher. Puis ayant eu cette assurance par sa mère, le visage transformé par l’angoisse, elle reprit tout bas entre deux sanglots.
- Je les ai perdus de vue et je ne les retrouve pas.
Nantes, CHU de l’hôtel-Dieu, 16h30, 23°C.
La veille au soir, François et Amandine avaient dîné dans un magnifique restaurant, un deux macarons face à l’Atlantique sur la Côte de Jade, à l’extrême ouest du pays de Retz. Les discussions à table furent tranquilles. Le constat était évident, ils s’entendaient bien, très bien même.
Ils abordèrent chacun quelques parties de leurs vies respectives, firent part de leurs envies, de ce qu’ils aimaient, parlèrent musique évidemment mais finalement assez peu. A la fin du repas, sans qu’il ait été plus arrosé que cela, vers minuit, ils marchèrent un peu. Pour une nuit de 1er décembre, il faisait bon, étonnamment bon. Alors qu’ils s’attendaient à un temps pluvieux et frais, la brise était douce et malgré la date, c’était un petit vent de printemps qui flottait. A moins que ce fut ce qui pétillait dans leurs yeux. Ils s’étaient embrassés. Comme des adolescents un peu gauches, ne sachant pas vraiment comment faire avec l’autre. Mais l’âge et les sources de leurs fêlures qu’on appelle l’expérience parfois avait très vite repris le dessus et ils avaient compris l’un et l’autre très rapidement qu’ils ne pouvaient pas en rester là pour cette soirée.
Ils reprirent la voiture pour rentrer à Nantes, chez elle ou chez lui, ce n’était pas encore décidé.
Ils étaient tous les deux étonnamment silencieux, ils ne parlaient ni l’un, ni l’autre. Aucun des deux n’avait envie de briser le moment. Amandine conduisait, elle posa sa main sur la cuisse de François.
Cela lui donna tout de suite très chaud. Depuis combien de temps une femme ne lui avait pas simplement, naturellement ainsi, posé la main sur la cuisse en conduisant ? Il ne s’en souvenait pas. Tout ce dont il se souvenait, c’est que ça faisait longtemps que les choses ne lui avaient pas paru aussi naturelles, et aussi simples.
Soudain, à la sortie d’un virage, une nuée de grands oiseaux traversa la route juste devant la voiture. Volant très bas, ils surgirent des bois longeant la départementale sinueuse. Amandine fut terriblement surprise et donna un rapide coup de volant qui envoya la voiture dans le fossé.
Après des crissements de pneus stridents, elle pénétra dans les sous-bois. La voiture évita un arbre. Puis un deuxième de l’autre côté et elle finit sa course en s’encastrant violemment dans un troisième. La tête de François vint se fracasser contre le pare-brise de la MG. Détruite sur toute la partie droite, l’avant de la voiture avait été enfoncé de cinquante centimètres.
Amandine perdit connaissance et ce furent les pompiers qui lui firent refaire surface. François était toujours assis à côté d’elle. Son visage était couvert de sang séché. Elle paniqua en le voyant et ils durent lui injecter un sédatif léger pour l’extraire de la voiture et la calmer. Les opérations d’extraction de François durèrent une éternité. Amandine voulait voir, voulait aller aider, voulait se rendre utile pour assister les équipes professionnelles mais ils l’obligèrent à s’allonger et fut transportée à l’hôpital précipitamment au moment où ils comprirent qu’elle les gênerait plus qu’autre chose non sans avoir obtenu d’elle les rares informations qu’elle pouvait connaître de son passager. Son âge, approximatif, ils l’avaient évoqué brièvement pendant le repas. Son groupe sanguin, aucune idée.
- Des allergies particulières ?
- Pas à ma connaissance, il m’a dit qu’il ne supportait pas certains fruits de mer mais je ne pense pas que cela pourrait vous aider.
- Toutes les informations dont vous disposez peuvent nous intéresser madame, vous ne vous souvenez de rien d’autre ?
Non, décidément, Amandine ne se souvenait de rien. De surcroît, le deuxième sédatif qu’ils lui avaient injecté commençait à faire vraiment effet, elle ne pouvait plus lutter. Elle faisait de gros efforts mais se sentait partir. Elle s’endormit dans le camion de pompier l’emmenant au centre hospitalier.
Elle se réveilla le lendemain matin. Choquée. Son premier geste fut de regarder ses mains. Lorsque quelqu’un se réveille dans une chambre d’hôpital, juste après s’être demandé où il est, un patient se demande toujours pourquoi est-il là. Elle se remémora la soirée et l’accident.
Dans les moindres détails. Puis elle regarda ses mains, geste instinctif pour un musicien qui se réveille sur un lit d’hôpital.
Elles étaient intactes. Elle poussa un grand ouf de soulagement, laissa retomber sa tête sur l’oreiller puis se sentit honteuse.
François ! Pensa-t-elle. Où était-il ? Dans quel état ? L’avait-elle tué ?
Elle demanda des nouvelles à une infirmière. Elle lui répondit qu’il était dans une chambre au même étage. Compte-tenu de l’absence de blessures la concernant, dès qu’elle sera complètement réveillée, elle pourra aller le voir. Ce qu’elle voulu faire immédiatement mais les sédatifs firent effet de nouveau et elle ne se réveilla complètement qu’une heure après. Ce n’était malheureusement pas un cauchemar.
Elle entra dans la chambre de François et quelques minutes plus tard, le médecin, prévenu par une infirmière, passa la voir.
- Il est dans le coma lui dit-il. Il a subit une commotion cérébrale importante.
Puis il lui déroula le mince diagnostic qu’il pouvait faire.
- Lors d’un ébranlement du cerveau consécutif à un choc, lui dit-il, il en résulte un mauvais fonctionnement des cellules cérébrales et des troubles des fonctions cérébrales. Il est possible que certaines cellules aient été détruites par l’impact, ce qui ne signifie pas nécessairement que les séquelles seront irréversibles. En règle générale, une commotion cérébrale ne laisse pas de séquelles. Mais en ce qui concerne votre ami, il est tombé dans un coma de Stade 2 caractérisé par la disparition de la capacité d’éveil du patient.
Il n’y a pas de contact possible avec le malade. Vous pouvez toujours lui parler mais nous ne savons pas s’il vous entend. En tout état de cause, la réaction au stimulus douloureux, même si elle est toujours présente, reste néanmoins plus ou moins inappropriée. Toutefois, l’électroencéphalogramme montre des résultats plutôt positifs et une activité particulièrement forte du cerveau.
Bref, en deux mots, votre ami va bien, il n’a pas de séquelles physiques importantes excepté sa jambe cassée mais il est inconscient. Nous n’avons absolument aucune certitude par rapport à l’amélioration de son état.
Amandine s’assit sur la chaise et se prit la tête dans les mains. Des larmes coulèrent en silence sur ses joues. Sa souffrance muette ne fut interrompue que par les derniers mots du médecin.
- Je suis désolé dit-il avant de tourner les talons pour sortir de la chambre.
- Pas autant que moi répondit-elle pour elle-même.
- Ah ! Une dernière chose dit-il rapidement et sur un tout autre ton. Lors de son transfert et avant de tomber dans l’état dans lequel il est maintenant, il s’est réveillé pendant quelques secondes et a répété plusieurs fois : le feu, je vois le feu qui brûle tout. Peut-être savez-vous ce qu’il voulait dire demanda-t-il.
Amandine fit non de la tête. Puis, se tournant vers François toujours allongé et inerte déclara.
- Non je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire. Mais il nous le dira quand il se réveillera, j’en suis persuadée, termina-t-elle tout bas.
Lundi 3 décembre 2012
Nice, Cimiez, 05h30, 27°C.
Claire regarda l’horloge sur le mur. La pluie avait cessé depuis trois bonnes heures au moins.
Le jour n’allait pas arriver avant deux ou trois bonnes heures encore et pourtant l’air était suffocant comme au milieu de l’après-midi en climat tropical. Elle était visiblement épuisée mais rien n’y avait fait, elle n’avait pas réussi à fermer les yeux une seconde.
Sa vie avait basculé au moment où Thaïs lui avait annoncé qu’elle avait perdu de vue les deux garçons.
Evitant de céder à la panique, elle avait d’abord fait tout le tour de l’aéroport en poussant son chariot à bagages et tirant sa fille de l’autre main. Puis, n’arrivant plus à garder son calme, elle avait abandonné ses bagages au comptoir d’Air France à l’hôtesse qui l’avait reconnu. Elle avait l’air suffisamment affolée pour générer un léger vent de panique quand elle jeta son petit chariot débordant de valises près du comptoir. Le personnel de la Compagnie avait eu beau protester en disant que c’était interdit, elle était repartie en courant en criant, qu’ils pouvaient les ouvrir, en faire ce qu’ils voulaient, elle s’en fichait. Je cherche mes enfant hurla-t-elle juste après en plein milieu du hall de l’aéroport. Rapidement deux agents de sécurité vinrent vers elle pour calmer cette agitation et ils l’aidèrent rapidement comprenant l’urgence de la situation. Elle avait tout fait, ils avaient contacté tous leurs collègues des parkings attenants, rien n’y avait fait. Même les caméras de surveillance de l’aéroport ne purent leur en apprendre beaucoup plus.
Sur les enregistrements, que la police de l’aéroport accepta de visionner avec elle, l’on voyait les deux enfants se tenant la main, avec leurs petits sacs à dos respectifs. Ils étaient descendus à l’étage des arrivées et les caméras avaient perdu leur trace au milieu de la foule présente pour accueillir les pseudo-célébrités qui arrivaient pour ensuite rejoindre Monaco où se déroulait un dîner de gala auquel participaient un certain nombre de peoples de la télévision.
Prise en charge par la police de l’aéroport, Claire et Thaïs furent invités à cesser leur agitation –comment pouvaient-ils imaginer qu’elles se calmeraient– et commencèrent discrètement mais précisément à l’interroger sur les circonstances de la disparition.
A un moment donné, Claire eut besoin d’entendre une voix amie et appela Sophie, une de ses anciennes amies qui habitait à présent sur les hauteurs de Nice, profitant pleinement de l’argent de son nouveau mari entre les rendez-vous qu’elle avait avec ces amants.
Elles avaient trouvé refuge chez elle sans le moindre problème. Son mari pilote de ligne sur long courrier l’avait laissée pour quelques jours et ce fut avec plaisir qu’elle les accueillit chez elle près des Arènes de Cimiez.
Thaïs avait réussi à s’endormir assez tard. Quant à Claire, malgré les attentions de son amie, elle n’arriva pas à fermer l’œil, guettant son téléphone portable toutes les trois minutes. Elle s’était retenue et n’avait appelé la police que cinq fois de toute la nuit. Enfin… depuis minuit. Et encore, elle n’avait réussi à les joindre qu’à deux reprises.
Une fois les autorités saisies à l’aéroport, tous les policiers de Nice et de la région furent mobilisés. Sans le moindre succès.
De surcroît, les recherches furent rendues encore plus compliquées en fin d’après-midi par la dégradation des conditions météorologiques.
Des orages absolument inimaginables éclatèrent sur toute la Côte d’Azur. La température ambiante ne baissait pas d’un degré mais des trombes d’eau s’abattaient sur le littoral, de Toulon à Gênes. Toute la circulation fut bloquée pour toute la région niçoise. Autoroute coupée, liaisons ferroviaires interrompues, fermeture des routes secondaires du bord de mer et des reliefs de l’arrière pays.
Des torrents de boues roulaient des hauteurs jusqu’à la mer emportant tout sur leur passage. L’annonce à la télévision et à la radio du dérèglement climatique global et la confirmation de ce que tout un chacun pouvait vérifier en mettant le nez à la fenêtre fut complètement occultée par les pluies torrentielles et les accidents qui s’ensuivirent.
Compte-tenu de la situation globale, les recherches furent très difficiles et cessèrent rapidement. Claire était effondrée.
Un peu avant six heures du matin, elle balayait du regard les toits de la ville détrempée quand son téléphone sonna.
Elle reconnut le numéro de la police qu’elle avait appelé toute la nuit. La première sonnerie n’eut pas le temps de s’éteindre. Elle décrocha et demanda immédiatement :
- Vous avez des nouvelles ?
Une femme était au bout du fil, elle mit longtemps à répondre. Trop longtemps.
- Oui, nous pensons les avoir retrouvés.
Claire poussa un soupir de soulagement que toute la baie des anges pu entendre. Puis elle déclencha aussitôt une série de questions auxquelles la femme était bien incapable de répondre succinctement.
- Où sont-ils ? Ils vont bien ? Que s’est-il passé ?
Elle lui répondit calmement qu’une voiture allait venir la chercher dans quelques minutes puis elle termina juste avant de raccrocher en disant :
- Ne vous en faites pas, vous allez être prise en charge madame.
Claire regarda son téléphone, regarda l’horizon et cria de joie. Elle alla réveiller son amie pour lui annoncer la nouvelle et décida de laisser Thaïs dormir. Elle sortit de l’immeuble et attendit la voiture de police qui devait venir la chercher. Durant ces quelques minutes, elle réalisa soudain le peu d’informations que la policière lui avait donné. Puis une vague d’effroi lui saisit le corps tout entier. Que voulait donc dire qu’elle allait être « prise en charge » ?
Paris, Place de l’Etoile, 11h00, 24°C.
Le téléphone de Julien sonnait. Il regardait l’écran avec dépit. Non, non, non se dit-il, pas toi encore ! Mais je ne sais plus quoi te dire moi… pensa-t-il.
Esther n’avait cessé de l’appeler depuis hier après-midi. Il devait rentrer la veille malheureusement, aucun train n’avait pris le départ depuis vingt-quatre heures. Officiellement la SNCF expliquait cette absence totale de circulation par des problèmes techniques et électriques sur les services centraux de régulation du trafic et interdisait tout trafic de peur d’erreurs d’aiguillage.
Compte-tenu du monde qui s’était rué sur les trains suite à l’annonce par les médias du réchauffement global indéfini et d’une durée indéterminée, la pagaille dans les gares surchauffées était totale.
Officieusement, les trains et surtout les voies de chemin de fer avaient été réquisitionnés par les autorités françaises afin de pouvoir faire circuler le plus rapidement possible et le plus tranquillement possible tous les corps des forces de sécurité civile et militaire dans les différents endroits du territoire où la nécessité se ferait sentir.
Lorsque Julien et Nicolas étaient sortis de l’appartement de ce dernier la veille, en arrivant devant le square des Batignolles, ils étaient restés prostrés tous les deux en voyant les oiseaux. Des milliers, des millions d’oiseaux s’étaient rassemblés dans les arbres et sur les pelouses du square, et ce dans un silence total.
Dans un silence absolu, c’était comme si tous les oiseaux de Paris, y compris les pigeons, s’étaient donnés rendez-vous ici et attendaient patiemment quelque chose. Les deux hommes étaient entrés dans le square mais sans le moindre bruit. Il n’y avait quasiment aucune circulation autour et le simple grincement de la barrière d’entrée semblait amplifié par cette impression de calme inquiétant. Julien et Nicolas avaient marché dans l’allée traversante, sans faire de bruit, tout doucement et lorsqu’ils furent arrivés exactement au milieu du square, ils s’arrêtèrent sidérés par l’ambiance dégagée par ces animaux. Ils étaient presque tous immobiles, très peu bougeaient et dans tous les cas, un silence morbide régnait et écrasait tout le quartier.
Ils ressortirent exactement comme ils étaient entrés, comme des intrus parmi les volatiles qui s’étaient réunis par on ne sait quel instinct et surtout, dans l’attente de quelque chose. Mais quoi !
La suite de la journée s’était déroulée dans le même style : irréel.
Après avoir constaté qu’il était manifestement impossible de rentrer chez lui, Julien dû, dès dix-sept heures, se rendre compte que son ami n’était pas un illuminé qui essayait de lui faire peur avec des théories fumeuses sur la fin du monde. Les communiqués d’information étaient laconiques mais explicites. Il se passait quelque chose, personne n’avait officiellement la moindre idée de ce qui en était la cause mais on connaissait les effets : le réchauffement de la planète à une vitesse et des degrés rarement atteint dans l’histoire de la Terre et dans tous les cas, inédit à l’échelle de l’humanité.
Dès lors, tout s’était dégradé rapidement. Les parisiens tombèrent dans un mouvement de panique difficilement imaginable qui fluctua au gré des rumeurs circulant au fur et à mesure de la soirée. Certains se ruèrent dans les magasins pour faire provision d’eau et de nourriture, d’autres sortirent dans la rue et commencèrent à manifester à l’appel d’organisations écologistes pacifistes pour dénoncer le réchauffement climatique dû à la société consumériste. Ces mouvements de foules furent d’ailleurs dans la soirée largement noyautées par des organisations plus belliqueuses et très bien organisées. Des activistes écologistes extrémistes déclenchèrent des altercations avec la police et des quartiers entiers de Paris furent bouclés.
La nuit et surtout la chaleur constante qui n’était pas retombée depuis la veille, n’avait en rien calmé les esprits et les Champs-Elysées et la place de l’Etoile avait été réinvestis très rapidement dans la matinée par des militants qui avaient décidé d’installer leur campement sous l’Arc de Triomphe. Des échauffourées avec la police avaient évidemment dégénérés, et les autorités avaient décidé de boucler toute la place et le début des avenues qui en partent. Un vrai campement de militants réclamant la fin de la société de consommation s’était alors organisé au beau milieu d’un cordon sanitaire de gardes-mobiles, et de CRS.
En s’y rendant ce matin, Julien et Nicolas avaient même cru voir des véhicules de l’armée cachés tant bien que mal dans une ruelle du côté de la place Boulnois.
Julien avait réussi la veille à convaincre Esther de ne pas déclencher la troisième guerre mondiale avec la SNCF parce qu’il ne pouvait pas revenir auprès d’elle mais aujourd’hui ça allait être plus compliqué. Au bout du cinquième appel de la matinée, il décida de décrocher.
- Oui ma chérie, désolé mais je n’ai pas pu te répondre avant, lui dit-il en décrochant.
Esther l’interrompit immédiatement et hurla :
- Julien, au secours ! Ils arrivent, je me suis faite piéger, AU SECOURS !
Il était midi pile. Le réseau téléphonique tomba complètement une première fois. Esther ne put finir sa phrase.
Nantes, CHU de l’hôtel-Dieu, 14h00, 32°C.
L’hôpital connaissait une effervescence inédite. Les urgences ne désemplissaient pas. Des familles entières arrivaient dans un flot incessant avec des pathologies diverses mais finalement toutes liées au vent incroyable qui s’était levé sur la Bretagne et les Pays de la Loire. Un vent d’ouest soufflait par bourrasques jusqu’à cent-soixante kilomètres par heure sans discontinuer sur l’ensemble du littoral.
Non seulement ce vent provoquait de nombreux accidents, chutes d’arbres ou de branches sur la route, toitures arrachées, pylônes électriques à terre privant d’électricité des quartiers entiers mais en plus, il donnait l’impression de rendre complètement fous les humains et les animaux. Ces derniers avaient adopté des comportements totalement incontrôlés et incontrôlables. Les habitants de la région développaient une agressivité incroyable qui s’ajoutait aux problèmes purement matériels qui touchaient tout le monde sans distinction.
Les pompiers et ambulanciers ne cessaient de faire des allers-retours quai Moncousu pour amener aux urgences un flot incessant de blessés mais également des gens soit hébétés et perdus, soit victimes de l’agressivité d’autres personnes.
L’hôpital commençait à manquer de personnel et de linge propre. Les brancards s’entassaient dans les couloirs. Le personnel lui-même arrivait difficilement à ne pas céder à la panique et à garder son calme. En fin de matinée, la direction des urgences avait pris la décision de faire appel aux policiers municipaux de la ville pour tenter de réguler les flux de personnes accompagnant les passants –des voitures s’étant garées au milieu de la voie, elles avaient obstrué l’entrée des urgences pendant plus d’une demi-heure, de quoi provoquer la panique durablement pour les heures suivantes– et assurer la sécurité des patients et du personnel médical pris à parti à chaque mètre parcouru à slalomer entre les lits qui s’entassaient sérieusement jusque dans le hall d’entrée. Des bagarres entre les membres des familles des patients avaient déjà débuté à plusieurs reprises.
L’ambiance était électrique et surchauffée.
Le transfert de François des Urgences à une chambre d’hospitalisation dite complète à savoir prévue pour une durée supérieure à sept jours devait avoir lieu dans les minutes qui suivaient mais le surnombre de patients avait mobilisé tous les brancardiers. Ainsi, bien qu’ayant un besoin impératif d’espace et en particulier de la chambre où était installé François, personne n’avait pu être disponible pour le déplacer et le transférer. Amandine était à ses côtés, installée dans le fauteuil en train de lire les journaux du jour qui détaillaient par le menu les différentes annonces qui avaient été faites la veille. Elle ne savait pas quoi penser de tout cela, son esprit était intégralement enlisé dans sa culpabilité. Les oiseaux avaient-ils anticipé la tempête ? Elle ne cessait de se répéter qu’elle n’aurait pas pu éviter l’accident, que ce n’était pas totalement sa faute sans pour autant s’en convaincre suffisamment.
Deux brancardiers entrèrent en trombe dans la chambre sans se préoccuper d’Amandine et commencèrent à vouloir déplacer le lit rapidement. Apparemment, ils avaient un besoin urgent de place et voulaient déplacer François au plus vite.
Lorsqu’ils attrapèrent son lit, François se réveilla brutalement et se redressa d’un seul coup, les yeux exorbités. Il s’assit sur le lit, tendant les bras vers Amandine. La terreur le disputait à la tendresse lorsque ses yeux plongèrent dans ceux de la jeune femme. Il baissa les bras. La tendresse et le désespoir remplacèrent l’effroi dans ses yeux. Il regardait Amandine et lui dit tout bas, presque avec dépit :
- J’ai vu. J’ai vu le feu du vif-argent. Nous sommes perdus.
Une larme coula sur sa joue.
j'aime beaucoup l'effet donné par les coupures, d'un monde à l'autre...la présentation de tes personnages, à chaque fois je plonge dedans....j'aurais aimé une chute plus longue....plus de détails encore. Ton texte est superbe, comme d'hab
· Il y a presque 11 ans ·Isabelle Leseigneur
Merci pour ta lecture.
· Il y a presque 11 ans ·Comme tu l'as probablement vu, c'était dans le cadre d'un concours qui devait s'étaler sur tout le mois de décembre 2012 jusqu'à la fin du monde. Il fallait rédiger les 3 premiers jours et j'avais planté le décor pour faire les 18 jours suivants... que je n'ai jamais écrits (puisque je n'ai pas été lauréat du concours).
Content que mes personnages t'aient plu. Je prends tes compliments avec délice et gourmandise.
wen
Ca serait un réel plaisir que de lire la suite, même si le concours est fini....allez dit oui
· Il y a presque 11 ans ·Isabelle Leseigneur
Je veux bien dire oui mais encore faut-il l'écrire !!
· Il y a presque 11 ans ·wen
Merci de ton commentaire Joëlle.
· Il y a plus de 12 ans ·Je suis persuadé que tout le monde ne fait pas l'effort que tu as fait (moi le premier j'ai beaucoup de mal à lire un texte de 30 pages sur écran surtout avec 10 premières pages de "présentation") mais le cahier des charges était strict et j'aime bien poser mes personnages calmement avant de jouer avec ensuite.
J'essaie d'être plus succinct dans mes autres textes mais c'est pas évident d'aller contre sa nature...
wen
Tu as parfaitement raison Woody et c'est (presque) voulu.
· Il y a plus de 12 ans ·Ce texte est destiné (normalement !) à s'étaler sur 21 jours alors je me suis dit que je pouvais prendre le 1er jour pour poser mes personnages.
Le "presque" c'est parce que, de toute façon, je ne sais pas faire autrement... ;-)
Blague à part, de mon point de vue, l'Apocalypse n'arrive pas d'un événement brutal mais c'est un glissement (d'où la température qui monte et qui ne va pas cesser de monter... ou pas).
Alors oui, l'angoisse monte moins vite tu as raison mais je fais confiance aux lecteurs pour avoir un (tout petit) peu de persévérance. Pari risqué j'en conviens mais je le prends.
wen
wen, si je peux me permettre une remarque : j'ai eu cette pensée en me reveillant ce matin... je trouve que par rapport à la longueur du texte, tu prends 25% pour presenter tes personnages avant d'entrer dans la tension ... c'est très sympa et cela permet de faire connaissance avec les protagonistes mais ce temps utilisé empêche de nous plonger tout de suite dans l'action (christine par exemple nous plonge de suite dans l'atmosphère glauque ...ce que j'ai apprécié !)
· Il y a plus de 12 ans ·et du coup l'angoisse monte moins vite chez toi , ce qui est peut-être dommage... mais ce n'est que mon avis amical... bonne journée
woody
Merci beaucoup Sweety.
· Il y a plus de 12 ans ·On verra ce que ça donnera par rapport aux autres contributions du concours.
wen
Je mets un cdc pour l'ensemble de ce super texte!
· Il y a plus de 12 ans ·Sweety