Mon père ce héros, mon DG ce salaud

Jacques Lagrois

               ARBEIT MACHT …. ?

Elle est encore là, nichée au chaud, mais glacée, tout contre moi, en moi ; comme une vie endogène. Quelquefois elle bouge un peu, se déplace ou s’étire, se love sur ma poitrine et m’empêche alors de respirer normalement, m’oblige à aller chercher mon souffle plus profond, comme après une longue course, lorsque l’air se fait rare ou les poumons pas assez grands. Quel que soit le mouvement que je m’apprête à faire pour la fuir, elle l’accompagne ; non, elle l’anticipe, elle refuse la séparation, elle est moi, je ne suis plus qu’elle. Elle occupe mon corps et mon esprit, ne laisse aucun interstice inoccupé. Lorsqu’elle le veut, elle me soustrait au monde, je pourrais me taper la tête contre les murs, que cela n’aurait aucun effet.

Elle est mon soleil noir. Elle est cette douleur indicible qui me tue et me nourrit, se repaît de mon être, m’oblige à fuir quel que soit l’endroit où je me trouve, lorsqu’elle le décide, sans que je puisse trouver un quelconque refuge, que ce soit une épaule amie ou l’obscurité d’une chambre. Que je coure ou pas, que je m’isole ou non, elle reste là, semblant rire de ce désordre et de sa propre violence. Elle me fait sangloter quand bon lui chante, laissant mes amis stupéfaits et gênés, puis me laisse désemparé, exsangue à la fin de la crise. Bien que douloureuse, parfois même source d’une incroyable souffrance, le comble c’est qu’avec le temps, je m’y suis habitué. Mieux, lorsqu’elle me laisse en paix quelques heures, le vide qu’elle laisse devient vite intolérable. Ce vide pèse des tonnes, me cloue sur place, me laisse prostré, sur des rivages déserts qui m’étaient pourtant connus il y a encore quelques mois, ces rivages qui étaient ma vie, et me sont presque devenus étrangers.

            A trente neuf ans, Paris commençait à me peser. J’y ai été écolier, lycéen, apprenti, salarié, militant, élève dans des cours de théâtre,  amoureux, heureux, malheureux, triomphant, désabusé, psychanalysé ; et, pour finir voyageur en instance de départ. Je ne savais pas encore pour où. Il était temps pour moi de partir, d’ouvrir d’autres portes, de respirer un autre air, de voir le ciel autrement que dans des petites  cases en levant la tête, de commencer autre chose. J’ai pris congé de mes amis de vive voix, pour ceux du moins qui étaient encore dans la  capitale, dans la chaleur moite de juillet, de mon psychanalyste je le fis par écrit. Il me semblera, plus tard, que j’ai sauté les cases  un peu trop facilement. Je n’ai pas fait vraiment d’adieu. Un jour, une princesse occitane est venue avec son frère, sa mère, une estafette en guise de carrosse. Le soir, lorsque la Belle est repartie, l’appartement était vide. Une affiche sous-verre, est restée, rescapée de cet escamotage de mon passé et resterait là jusqu’à l’arrivée du prochain locataire. Je me suis assis dans le séjour, par terre, j’ai pris congé seul, des murs où j’avais passé quelques années. A ce moment seulement, ce vide m’a fait prendre conscience de l’importance de ce que je venais de faire, je me suis senti en forme, prêt à affronter un futur, loin de mes repères habituels.

Première page de mon roman 

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