Mort au rat

mina-fauster

Le taudis qui lui sert de logement est intégralement retourné. Les meubles, aussi peu nombreux soient-ils, ont volé en éclat, à l’image des trois assiettes et des deux verres qui constituaient son set de table. Une odeur nauséabonde a pris possession des lieux, comme si un cadavre avait décidé de se planter dans un coin quelques années auparavant sans que personne ne s’en aperçoive.

L’enculé est là ; il gît au milieu des débris. L’envie est forte de lui sauter sur la tête à pieds joints, de lui faire exploser la boîte crânienne et que le sang se répande partout, envahisse chaque parcelle du sol pour coaguler jusqu’à le maintenir parfaitement collé à la moquette poisseuse. Un rêve : ne l’avoir jamais rencontré, ne jamais s’être laissée séduire par ce faux poète sans envergure, qui enfilait les mauvaises rimes comme d’autres se plaisent à enfiler des perles. Est-il mort ? Peut-être l’est-il vraiment, elle prie fort pour qu’il le soit, une seule phrase tourne dans sa tête, crève, crève, maintenant crève, crève, crève, en boucle, encore et encore, marche funeste dont elle ne parvient à se défaire.

Elle aimerait l’achever, mais elle ne peut s’y résoudre. Elle est déjà très fière d’elle.

Il était rentré du travail pour déjeuner, comme toujours, à midi et quart. Comme toujours, il ne lui avait pas adressé un mot, pas un regard, juste un mouvement inquisiteur du menton. « Des spaghettis à la bolognaise », avait-t-elle répondu. Immédiatement, lui laissant à peine le temps de finir sa phrase, il s’était emporté, elle ne savait donc faire que ça, des pâtes, elle ne servait donc à rien, putain, qu’allait-il faire d’elle, elle était à peine capable de faire la caissière, et encore, elle avait été foutue de se faire virer ! Hors de lui, il s’était mis à rougir à vue d’œil, la petite veine qui chevauchait sa tempe droite s’était mise à enfler, indiquant que le pire était proche. Alors qu’elle s’éloignait, il l’avait projetée violemment au sol, lui avait assené un coup de pied dans les côtes, avant de lui cracher dessus avec tout le mépris qu’il pouvait y mettre. Elle ne méritait que ça, la salope.

Pétrie de honte, endolorie, elle s’était relevée, doucement, pour faire le service. Lui, installé devant son assiette vide, attendait, comme si tout était normal. Parfaitement normal. Tremblante, elle peinait à contrôler ses mouvements. Elle craignait de renverser la casserole, et de se voir une nouvelle fois punie pour sa maladresse. Mais, dans le même temps, un sentiment nouveau s’emparait d’elle : une rage, une colère, qu’elle sentait bouillir au fond, comme jamais elle ne les avait ressenties. Elle pressentait que c’était le moment ou jamais pour que les choses changent. Elle avait l’intime conviction qu’il fallait agir - maintenant.

« Il est où, le journal, putain, t’as oublié le journal ? » Oui, elle l’avait oublié, car tout ce qui lui importait quand l’enculé franchissait la porte pour aller travailler, c’était d’imaginer qu’il n’existait pas, que tout ceci n’était qu’un horrible cauchemar. Elle revivait un peu, quelques instants, pendant lesquels il lui paraissait possible d’y croire, de se rêver ailleurs, dans une vie normale, comme ses amies de lycée. Si elles la voyaient dans sa misère, jamais elles ne pourraient la reconnaître, elle qui à l’époque voulait réussir, elle qui prônait l’indépendance.

Etrangement, il était descendu le chercher, son putain de journal, sans mot dire, comme pour s’épargner le loisir de l’achever. Comme s’il préférait la laisser mourir à petit feu. « Que je sois servi à mon retour », avait été sa seule exigence. Dans sa précipitation pour que tout soit prêt au moment voulu, elle avait renversé un peu de sauce sur la gazinière : il ne fallait surtout pas qu’il s’en aperçût. Alors qu’elle cherchait du produit nettoyant dans le petit placard ménager sous l’évier, la solution s’était présentée à elle, inopinément. Un petit flacon, sans étiquette ni mention, très similaire aux récipients contenant de la mort aux rats qu’utilisait son grand-père de la campagne, trônait tout au fond du petit réduit. Il devait déjà être là à leur emménagement au vu de la pellicule de poussière et de gras qui l’entourait, elle ne parvenait pas à comprendre comment elle avait pu ne pas le voir, avant de réaliser qu’il l'avait peut-être acquis entre temps. La chance était trop belle. Il fallait la saisir avant que lui ne s’en servît contre elle.

Elle s’était emparé du flacon, avait versé quelques gouttes, certainement plus qu’il n’en fallait, sur la sauce tomate qui jonchait les spaghettis. Elle s’était appliquée à mélanger le tout avec soin, pour bien répartir le liquide mortel, pour qu’il n’en ratât absolument rien. Son cœur battait la chamade, elle avait l’impression que le bruit ne venait pas d’elle mais de dehors, elle était pétrifiée à l’idée qu’il ne s’aperçût de son trouble. Mais quand il était revenu,son putain de journal sous le bras, il s’était rendu directement à sa place. Alors qu’elle priait un dieu de son invention, le battement de son cœur avait redoublé encore. Sa poitrine était sur le point d’exploser.

Avec sa fourchette, il avait enroulé un petit tas de spaghettis, créant un ersatz de barbe-à-papa dégoulinant de sauce. Il avait porté le tout à sa bouche, lentement, on eût dit que le temps se suspendait autour d’elle, elle avait le sentiment que jamais la fourchette ne parviendrait à destination. Quand ce fut le cas, il avait mâché bien bruyamment, avec un bruit de succion qui lui avait donné un haut le cœur comme jamais elle n’en avait ressenti. Prends sur toi, ce sera bientôt le dernier. Il avait réitéré l’opération à plusieurs reprises, qui parurent abominablement longues. Elle commençait à perdre espoir, elle avait dû mal comprendre le but apparent du flacon, ce n’était pas de la mort aux rats, ou elle n’en avait pas mis assez, quand allait-il mourir, l’enculé ? Soudain, la tirant de sa torpeur, il s’était mis à tousser, un peu puis de plus en plus fort, comme si une miette de pain s’était plantée dans son œsophage pour l’empêcher de respirer. Sur le point de vomir ses tripes, il émettait un bruit guttural et répugnant, mais elle jubilait de ce bruit, c’était le bruit de sa victoire, elle allait être libérée, enfin ! Il gesticulait dans tous les sens, s’était levé en tentant de demander de l’aide, mais elle ne cillait pas, elle le dévisageait avec une malice qu’elle ne se connaissait guère, patiente et sereine. Puis, voyant que la potion ou l'etouffement ou quelque coup du sort en sa faveur - peu importe - allait bel et bien faire son effet, elle avait sorti le flacon et le lui avait posté sous le nez. Mort "au rat", mon amour.

Ses yeux s’étaient écarquillés, on pouvait lire en eux sa mort proche et sa colère de toujours, et alors qu’il vacillait, il avait saisi tout ce qui lui tombait sous la main pour lui jeter en pleine figure, mais elle était trop leste pour être atteinte. Il avait tout tenté, avant de s’effondrer sur la table basse pour la faire voler en éclats.

Assise sur le canapé, elle ne cesse de regarder ce corps étalé sous ses yeux. Son cœur a retrouvé un rythme normal, bien qu’elle sente un étau de joie l’enserrer. Elle veut profiter de ces instants avant de réfléchir à la suite, quoi faire, où cacher le corps, partir ou rester ?

Il lui faut reprendre ses esprits. Prendre l’air. Elle se dirige vers le frigo, en ouvre avec fébrilité la lourde porte blanche, en extirpe une bière, qu’elle décapsule avec lenteur avant d’en avaler une bonne goulée. Quand elle se retrouve dehors, le long du fleuve qui l’a vue pleurer tant de fois, elle se dit que maintenant, tout est possible. Enfin possible. 

  • Que dire... De la mort aux rats, j'en ai avalé alors que j'avais moins de 30 ans... C'était une poudre verte que j'avais mélangée à de la Chartreuse verte (liqueur). Pas bon... Dans la nuit, j'ai tout vomi, les oreilles hurlantes et me suis affalée sur le carrelage de la salle de bains. Le lendemain, en m'éveillant, j'ai fait passer 'ça' pour une indigestion. :-(

    · Il y a presque 12 ans ·
    Troubles bipolaires 92

    melie-melodie

  • Noir c'est noir... mais un happy end est toujours bon à prendre dans ce genre d'histoire...

    · Il y a presque 12 ans ·
    Img 5684

    woody

  • Merci beaucoup pour ces commentaires ! Eric, ton commentaire me touche beaucoup. Je mets systématiquement les amorces de paragraphes en gras sur chacun de mes textes pour en faciliter la lisibilité, un peu comme pour la lecture sur mobile, ça me paraît plus simple à lire. Mais je suis ravie que tu trouves ces lignes lisibles sans :)

    · Il y a environ 12 ans ·
    Profile pic mina fauster 92

    mina-fauster

  • Bravo ! belle réussite ! Cette description du déroulement des événements en utilisant du vocabulaire simple et précis est efficace. Pas de sentiment exprimé, que du concret. On ne tombe jamais dans le pathos. Laisser agir quelques secondes et voir l'effet produit sur le lecteur !
    Par contre, petit détail, je me demande si ce texte, si bien rythmé, a besoin de ces amorces de paragraphe en caractères gras ?

    · Il y a environ 12 ans ·
    Default user

    eric

  • Voir aussi le texte de Mystéria "Un grain de poussière" je crois. C'est à chaque fois épouvantable. Et c'est une petite respiration que donne l'écriture.

    · Il y a environ 12 ans ·
    Gants rouge gruauu 465

    eaven

  • j'aime beaucoup j'ai ecrit un texte similaire.
    bravo ton texte est prenant et bien ecrit

    · Il y a environ 12 ans ·
    521754 611151695579056 1514444333 n

    christinej

  • appel au meurtre je préfère la fuite et le combat loyal

    · Il y a environ 12 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

  • Histoire très prenante et style efficace. En plus, ça ne tombe jamais dans le pathos facile ou dans le glauque complaisant. Bravo !

    · Il y a environ 12 ans ·
    Copy of vicomte robert dhumieres

    robert-de-saint-loup

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