Mort d'un lion

  Impossible de ne pas avoir vu, cette semaine, se déverser sur les réseaux sociaux la vague d'indignation des internautes en apprenant l'exécution du vieux lion Cecil au Zimbabwe. Le félin à la crinière noire a été attiré en dehors de la réserve, traqué pendant près de quarante heures par des chasseurs, dont un dentiste américain, armés d'arcs, d'arbalètes, puis après plusieurs heures d'agonie, a finalement été abattu à coups de fusil. Il a ensuite été décapité et dépecé. Comme beaucoup, j'ai été indignée, choquée. Alors, j'ai partagé l'information, signé la pétition pour que « justice soit faite ». Pas parce que je suis un mouton rejoignant le troupeau. Avouez que ce serait le comble de l'ironie de devenir mouton pour défendre un lion ! Est-ce parce que mon inconscient a fait resurgir des images du Clarence de mon enfance ? Peut-être dans un premier temps. Et là…

  Et là, j'ai découvert que cette indignation quasi-mondiale indignait d'autres internautes. L'accusation qui revenait le plus : pourquoi une telle mobilisation pour un animal, alors qu'un bébé venait d'être brûlé par un extrémiste ?

Pourquoi vouloir faire un parallèle entre ce lion et ce bébé ? Parce que, c'est l'argument contre lequel on ne peut rien. Bien entendu que c'est plus horrible la mort de cet enfant que celui d'un lion ! Mais, à quoi sert de hiérarchiser l'horreur ? Va-t-on ensuite s'indigner de l'indignation provoquée par la mort de ce bébé, en disant que ce n'est qu'un seul enfant, quand tant d'autres sont massacrés par les fanatiques de Daesh ?

  Pour tout vous dire, j'ai aussi signé la pétition demandant une peine exemplaire contre ce jeune abruti, qui a enterré sa chienne vivante. Je sens que bientôt on me dira que je devrais aussi penser aux bébés congelés. Mais, qu'y puis-je, moi, si des êtres humains sont capables d'un crescendo d'atrocités ?

  Et voilà à nouveau les défenseurs des animaux soupçonnés de misanthropie ! Dian Fossey, Jane Goodall, Biruté Galdikas et tant d'autres ont eu droit au même type de reproches. Mais, il serait bon de rappeler que ceux qui massacraient les gorilles ont aussi assassiné leur protectrice. Alors, où sont les misanthropes ?

 N'est-il pas immoral de se préoccuper des lions et pas des habitants du Zimbabwe, dont l'espérance de vie ne dépasse pas les 52 ans ? Alors, que 72 % d'entre eux vivent en-dessous du seuil de pauvreté ? Mais, justement ces 50 000 dollars pour jouir de la mort d'un lion, auraient pu aider des gens dans le besoin. N'est-ce pas tout aussi immoral ?

 La chasse y est, dit-on, un moyen d'entretenir les espaces naturels et de faire vivre la population locale. Mais, les amateurs de sensation morbide ne pourraient-ils se contenter de déverser leur argent dans un safari photo ? Des clichés plutôt que des cadavres ? Ne serait-ce pas moins immoral ?

 On reproche aux internautes leur aveuglement. Mais, n'est-ce pas immoral que les grands media ne fassent pas le travail d'information pour lequel ils sont rémunérés ? N'est-ce pas immoral de ne montrer que le sensationnel ?

 N'est-ce pas immoral que les journalistes et les politiciens continuent de fermer les yeux sur la situation économique du Zimbabwe ? Et, quitte à établir des comparaisons, je citerai les propos de  René-Jacques Lique, ancien journaliste de l'AFP : «  Pour ce qui est des compressions des dépenses de l'Etat, le Zimbabwe a dû subir dix fois ce que l'Union européenne impose à la Grèce aujourd'hui. Du jour au lendemain, on a décrété la misère pour tous. (…) Un rapport de la Banque mondiale portant sur 15 pays africains indiqua que le Zimbabwe était celui qui dépensait le plus pour ces services sociaux : 2,9% de son PIB pour la santé et 8,7% pour l'éducation, alors que la moyenne des autres pays n'était que de 1,2% pour la santé et de 3 % pour l'éducation. Mais le FMI et la Banque mondiale écrivirent noir sur blanc que ces dépenses étaient «anti-économiques et rétrogrades». »  Tiens, donc, le lion africain souffre des mêmes maux que la chouette grecque, sa lointaine cousine. La gouvernance par le fric !

  N'est-ce pas immoral de ne pas évoquer les lions et autres éléphants tués pour nourrir les 20 000 invités du président Mugabé afin de fêter ses 91 ans ? 105 000 euros d'animaux exécutés pour organiser ce banquet, soit le budget annuel consacré par le gouvernement pour la protection des parcs naturels ! Mais, chut ! N'en parlons pas ! Ainsi, les internautes ne lanceront leur vindicte que sur le dentiste blanc ! Je ne plains pas ce salaud, mais beaucoup d'autres mériteraient qu'on leur casse les dents. Mais, chut !

  D'autres arguments sont avancés par les défenseurs des animaux : pourquoi ne s'indigner que pour Cecil, alors que, chaque année, près de 600 lions sont exécutés lors de chasses au trophée dans l'indifférence générale ? Pourquoi ne pas s'indigner de ces fermes d'élevage, où les rois des animaux sont élevés dans des cages minuscules, tels de vulgaires bestiaux, pour ensuite être livrés à des viandards, qui se prennent pour des chasseurs, sous prétexte qu'ils ont abattu un animal terrifié avec leurs armes sophistiquées ?

  Parce que ce lion devenait soudain le symbole de tous ces animaux massacrés à travers le monde, victimes de la cruauté d'hommes et de femmes. Parce que ce lion, soudain, devenait le symbole des bestiaux victimes de la maltraitance dans les abattoirs, des animaux massacrés pour le plaisir humain - chasses, objets en fourrure, nourriture, remèdes imaginaires, anniversaire de présidents –, pour l'économie, pour des sacrifices soi-disant divins ou au nom de traditions barbares.

  Et oui, on peut, même si ce ne sont que des animaux, pleurer aussi sur leur triste sort. Parce que ce lion devient le symbole de la biodiversité que l'on s'évertue à faire disparaître. Parce que l'on continue de détruire, jour après jour, cette terre, sa faune et sa flore, en s'imaginant que l'homme est leur dieu, alors qu'il n'en est que le gardien.

  Je l'ai signée, parce que je ne supporte plus ce monde, où le fric dirige tout. Où ce sont quelques portefeuilles qui deviennent les porte-flingues, qui peuvent zigouiller les lions et les peuples. Parce que, pour moi, ce sont les mêmes qui exploitent la misère humaine.

  Et, je m'indigne enfin que certains bien-pensants veuillent décider de l'objet de mon indignation. Amis chasseurs de mes indignations, amis censeurs, concédez-moi ma liberté d'indignation, ma liberté de raisonner, ma liberté de penser différemment de vous !

  Je ne suis pas dupe pour autant de l'hypocrisie de ce buzz léonin.

  Quand j'apprends qu'aux Etats-Unis, un portrait géant de l'animal a été projeté sur la façade de l'Empire State Building pour protester contre sa mort, je me dis qu'il est dommage que l'on n'y projette pas aussi les forêts amazoniennes détruites par les multi-nationales américaines.

  Quand j'apprends qu'aux Etats-Unis, un portrait géant de l'animal a été projeté sur la façade de l'Empire State Building pour protester contre sa mort, je me dis qu'il est dommage que l'on n'y projette pas aussi les photos des milliers de cerfs tués lors de chasses barbares à l'arc, rien que dans l'état de Virginie.

  Mais, à mon tour, je fais des parallèles. Allez, il est temps que je prenne la tangente.

------

La video ne dure qu'1 minute 30 ! Elle montre de courts extraits de chasses à courre. La dernière scène montre une biche dévorée vivante par la meute, sous le regard des chasseurs.