Mr Pétichon

coob

Je n'aurais jamais cru ça de Mr Pétichon.
Comme quoi ...

Quand j'ai acheté la maison à côté de la sienne, je n'ai vu que le calme de la rue, à deux pas de la mer.
Un lotissement de petites villas, vides pour la plupart, ouvertes seulement l'été, par les parisiens.
Dès le lendemain, il est venu frapper pour dire que j'étais garé devant chez lui. Je suis sorti voir. Les roues arrière dépassaient un peu. Je suis rentré chercher mes clés pour avancer.
Le lendemain, il a passé la journée dans son jardin avec son taille-haie électrique, c'était un dimanche.
Ensuite, il a acheté un coq. Puis deux.
Un jour il m'a demandé d'abattre le cerisier qui dépassait au-dessus du muret. Il est tout pourri, m'a-t-il dit, il va tomber chez moi. J'ai refermé ma porte et je suis retourné travailler. Le lendemain, les gendarmes sont venus: il avait porté plainte.

Tous les matins, en le voyant tourner au coin de la rue en compagnie de son basset tout écrasé, je me demandais ce qui pouvait bien faire tourner Pétichon, l'inciter à se lever le matin. Son chien ? L'alcool ? La haine ?

J'essaie toujours d'imaginer pourquoi les gens sont comme ils sont. Inintéressants, hargneux, vides. Alors je leur invente des vies homériques. Des deuils, des humiliations, des déceptions tragiques. Mais peut-être qu'ils sont simplement victimes de trop de télé.
La solitude, la télé. A l'écran : la bêtise, la violence. Obnubilés par le Mal tapi près de chez vous, derrière les tamaris en fleurs.
 
Je m'étonne de les voir vivre comme s'il n'y avait pas les livres. L'art. Comme s'ils étaient condamnés à l'ineptie du quotidien. Coincés dans une seule  dimension.
Alors je repense à ma grand-mère anglaise qui me disait souvent de ne pas juger un livre d'après sa couverture.
Elle en savait sûrement plus que moi sur les hommes et leurs secrets.  

Et puis jeudi dernier, je suis allé par hasard à la mercerie du village d'à côté. J'avais besoin de fil pour recoudre un bouton. Quand je suis entré, la sonnette n'a pas tinté. Le magasin était plongé dans l'obscurité. J'ai entendu des voix dans l'arrière-boutique. Je me suis avancé pour signaler ma présence, mais pas trop. Deux ombres étaient penchées sur un nuancier que l'une d'elles tenait a la lumière.
- Vous êtes sûre ?
- Malheureusement, oui. La tendance est aux restrictions, vous savez. Ils ne le font plus en mouliné spécial.
- Mais quand même, comment je vais finir ma Vue de Delft, moi, sans Violet d'Evêque ni Brou de Noix ?
- Je peux vous proposer du violet tout simple et du bistre, si vous voulez ?
- Du bistre ? Le bistre existe encore alors qu'ils arrêtent le Violet d'Evêque ? Mais où va le monde, Françoise ? Où va-t-on ?
- Je sais bien, Mr Pétichon, vous prêchez une convertie, les nuances se perdent ...
- Les nuances ? Mais c'est bien plus que ça, ma pauvre ! Comment espérer rendre hommage à Vermeer quand vous me proposez de trahir sa lumière, l'exquise complexité de ses reflets ?
- Mais je n'y peux rien, Mr Pétichon, vous savez bien que je suis aussi choquée que vous. Les fils de couleur, la broderie, c'est ma vie, à moi aussi !

J'ai retenu mon souffle, tétanisé par ma découverte.

Mr Pétichon s'est retourné, son regard s'est posé sur moi et je l'ai entendu murmurer, l'air hagard :
- La dernière fois, c'est le Glacé Grisaille qu'ils avaient arrêté. Et avant ça, le Bleu Turquin ...

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