NOIR ET BLANC

giuglietta

Qu'est-ce qu'on peut dire ? Il faut bien vivre. Il bosse dans un bureau, un petit bureau tout au fond de l'usine, et ses pieds quelquefois, sous la chaise, martèlent le lino. Un tip-top lancinant qui agace les secrétaires et fait rire les collègues - dans son dos.

Oh, il s'ennuie bien sûr, c'est l'époque grise où tous ces types-costard-cravate s'ennuient en noir et blanc, avec le soir des auréoles sous les bras, le temps d'une bière le chapeau en arrière.

Et qui c'est qui nettoie ? Laver, repasser les chemises, merci, après toutes ces heures plantée derrière le comptoir, toutes ces allées-venues à porter des plateaux, à grimacer face aux plaisanteries des clients, grasses comme l'eau de la vaisselle.

Le poste de radio diffuse du jazz, quand le patron a le dos tourné. La pluie chante du blues en toquant à la vitre - des visages sombres regardent par la vitrine, les chromes étincelants sous les néons trop blancs.

Elle prie le Seigneur pour qu'ils s'en sortent, quittent le meublé enfin, pour un deux pièces-cuisine. Et ses jambes minces dansent un pauvre ballet, au rythme de la serpillière glissant sur le carrelage.

Ils s'aiment peut-être, ils attendent un enfant.

Des noirs marchent dans les rues, le long des murs de brique, et leurs gosses, comme ceux des blancs, jouent dans la neige sur le trottoir.

Quelquefois ils défilent, les travailleurs de l'ombre. En guise de haie d'honneur, de part et d'autre du cortège, c'est une haine sourde, une rage blanche, qui les entoure.

C'est l'Amérique, c'est l'après-guerre, c'est Chicago. Le soir la femme prie, comme elle prie le matin. Comme son époux, elle s'ennuie, comme elle, il a renoncé à ses rêves. Mais parfois, tous les deux, ils écoutent encore de la musique, comme autrefois, en se tenant la main.

Patricia Lee ne se rappelle plus bien. C'est si loin. Depuis elle a porté elle aussi, comme son père, un costume, une chemise blanche, une cravate noire. Mais façon mecton déjanté, la veste sur l'épaule.

Depuis elle a porté sous ses longs cheveux noirs, des dentelles blanches, de jolis petits caracos dénudant les épaules. On voyait les poils sous ses bras.

Depuis, elle a traversé l'Océan, lu des poèmes, composé des chansons, aimé un photographe, un guitariste aussi, écrit des livres, exposé des peintures, donné son opinion.

Elle a chanté dans le monde entier. Chacun se souvient d'elle : elle est la brune avec les colombes blanches, elle est la noirceur de la Radio d'Ethiopie, la hiératique prêtresse qui prêche pour la paix.

Elle incarne New-York, elle vient de Chicago.

Et depuis toujours, depuis ces années oubliées, c'est ce qu'elle porte en elle de neige et de révolte, de religion, d'ennui. Chacun se souvient d'elle : elle est le Rock'n'roll Nigger !

à propos de Patti Smith

pour l'anniversaire de Laure, 9 janvier 2011

  • ******

    · Il y a presque 14 ans ·
    Kitty 54

    meo

  • Un nouveau texte sur patti bientôt ? peut-être car je viens de la voir hier soir à Pleyel (la salle s'est levée et rien à faire pour nous obliger a regagner nos sièges). Elle a été grandiose!!!

    · Il y a presque 14 ans ·
     cid a90b2c4a 52a4 4747 a04c a018f0b3f973 orig

    giuglietta

  • Patti Smith... Magnifique, tout comme cet honneur qui l'est tout aussi. Du grand hommage par la description sordide d'un monde dénué de couleur, à la vie monochromatique. Sublime !

    · Il y a presque 14 ans ·
    Dargon d absinthe orig

    Lézard Des Dunes

  • Superbe manière d'écrire le blues, l'espoir, le quotidien, et l'art comme un exutoire.

    · Il y a presque 14 ans ·
    027 orig

    Chris Toffans

  • Super !!! Tu sais trop bien faire ça: mettre la vie de la musique en mots. J'avais adoré le texte sur les Clash aussi. Celui là me plait et j'entends le piano et les hoquetements de Free Money. Et puis cette façon que tu as de raconter la vie au bord des autres, tout contre eux comme s'ils vivaient dans le même pièce. On a des fois l'impression que les personnages évoluent sous tes yeux pendant que tu racontes leur histoire. C'est vraiment cool (de coeur). A bientôt.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • Bravo.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

  • Des phrases qui pulsent, des ambiances solidement campées, une sacrée plume dans moult registres, te lire est toujours un plaisir.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Avatar orig

    Jiwelle

  • Superbement écrit, comme toujours! C'est un beau cadeau pour Laure...

    · Il y a presque 14 ans ·
    Arbre orig

    pointedenis

Signaler ce texte