Nuits d'angoisse au bureau 123.

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Au Ministère des Bâtiments et Constructions Variées (DBCV) le bureau 123, situé au deuxième étage, n'a rien de très marquant: petit, mal éclairé, un mobilier vétuste...

Et pourtant! C'est là, et seulement là, qu'est donnée, avec un beau tampon à encre vert foncé, la sacro-sainte, l'incontournable "Autorisation Accordée" sur les demandes de constructions. Grâce à cette mention, hop là! Maisons, magasins, écoles, théâtres, petits hôtels très commodes, stades, cinémas, tous bâtiments sortent du sol sous les hourras du peuple. Tampon salvateur, tampon béni, tampon mignon!

La fonctionnaire qui détient cet immense pouvoir et ce petit objet s'appelle Pâquerette Doucebrise.  Si, si! C'est son prénom et son nom, c'est comme ça.  On peut la surnommer Paquita.  Sa haute fonction ne lui monte pas à la tête. Elle reçoit les demandes de construction venant du bureau 122 qui en a vérifié le bien-fondé.  Elle les lit en traquant les fautes d'orthographe et de français, reporte sur un gros registre tous les renseignements officiels et légaux, prend le tampon toujours rangé dans le troisième tiroir de son bureau, à côté des chocolats à la liqueur dont elle est friande, et boum!, le tampon frappe la demande, les mots "Autorisation Accordée" surgissent en vert flamboyant.

Elle fait passer la feuille au bureau 124 qui l'enverra vite à l'heureux(se) demandeur(esse). Quel beau métier que le métier de Paquita! Et elle croque illico un chocolat à la liqueur pour fêter ça (au cointreau, celui-ci).

A sa gauche il y a la très grosse pile de demandes en attente. Elle prend sur le dessus, au fur et à mesure, le feuillet à traiter. Simple!  Sans mystère.

Sans mystère? Et ben, si!

Le mardi onze avril, à 8H40, ayant tamponné une autorisation pour une teinturerie et dégusté un chocolat (vodka), elle tend la main (une jolie main, fine et manucurée de frais) pour cueillir la demande suivante. Ah! C'est pour ouvrir une poissonnerie.  "Mais pas du tout!" pense Pâquerette, "Pas du tout. Hier soir quand je suis partie, la demande pour la poissonnerie était tout en bas de la pile. J'en suis certaine, je connais ma pile par coeur. Qu'est-ce-que c'est que cette embrouille?".

Comme elle a, dans son métier (dans son métier, hein! Parce que, dans sa vie privée...) un grand sens moral et une honnêteté absolue, elle remet la poissonnerie tout en bas (non mais!), continue son travail et part le soir à 18H tapantes. Avant de regagner son petit logis, elle court chez le confiseur pour renflouer sa provision de chocolats (à la liqueur, oui.) qui diminue.

Quelle gentille fille que Pâquerette Doucebrise! Et sa vie privée... N'est pas l'objet de la présente nouvelle qui, elle, est lisible par tout publics. Dans une autre à venir, pour les lecteurs/lectrices averti(e)s, j'en aurai à dire... Ah! Paquita... Oh! Rappelez-moi de vous raconter la fois où elle a... Bon, je disais quoi, moi? Ah oui, voilà:

Le lendemain matin, fraîche, légère et court vêtue (merci Monsieur de la Fontaine) elle entre dans son bureau 123. Il convient de préciser que ce lieu important dispose d'une serrure spéciale qui obéit à deux clés seulement: Pâquerette en a une, et le Directeur Suprême des Bâtiments (DSB) possède l'autre. Et c'est tout. Vu! Elle s'assied, résiste à l'envie d'un chocolat non mérité (elle n'a encore rien tamponné), prend la feuille, oui, sur le haut de la pile et pousse un petit cri d'angoisse: C'est la demande pour la poissonnerie.

Or, hier soir, elle était encore tout en bas, il y en avait au moins quarante avant elle. "Je ne suis pas c..." murmure Paquita, un peu secouée." Ce n'est tout de même pas le DSB qui est venu cette nuit faire le chambard ici sans m'en avertir? Et ma clé , je la cache chaque soir chez moi, dans mon tiroir à nuisettes. Alors quoi?"

D'une main nerveuse (mais jolie, je l'ai déjà dit, faut suivre!) elle re-glisse cette fichue poissonnerie en bas de la pile. Un chocolat (rhum) réparateur, elle se secoue et se remet au boulot. Mais elle reste perturbée par ce feuillet baladeur. Tu as raison d'être inquiète, ma belle (j'ai bien le droit de tutoyer mon héroïne, quoi! Et même de lui faire la cour!), tu as raison d'avoir la trouille, car le lendemain en arrivant:

Pâquerette pauvrette gémit de terreur en apercevant la feuille-poissonnerie sur le dessus de la pile. Elle la fait redescendre d'au moins quarante places, mais sa journée va lui sembler longue et pénible. Elle oublie même sa pause-déjeuner, sursaute au moindre bruit, rit toute seule convulsivement, elle ne croque qu'un chocolat tous les trois tamponnages... Oooh ça va pas Paquita!

Et son calvaire va durer encore huit jours, avec chaque matin la poissonnerie toute frétillante remontée en haut de la pile. Total: dix matinées d'horreur.

Alors, le dixième jour, les yeux rivés sur la demande maudite, l'esprit en déroute et le coeur en cavalcade, elle songe à raconter tout ça,  vite, à son supérieur hiérarchique, mais se dit que ce n'est pas une bonne idée: ledit supérieur pourrait avoir des doutes sur l'équilibre mental de sa subordonnée. Non, il lui faut évacuer le problème sans tarder et en toute discrétion, avec ce fascinant mélange d'héroïsme et de lâcheté dont un être humain peut faire preuve dans les occasions difficiles.

Elle prend la demande-poissonnerie, sort son tampon et, boum, imprime "Autorisation Accordée", court la transmettre au bureau 124, s'envoie deux chocolats (pastis, armagnac) et reprend son travail sereine, soulagée, délivrée. Ce passe-droit (son premier depuis son arrivée au Ministère), elle ne le regrette pas. Eh! Oh! Elle commençait à devenir zinzin!

Mais tu n'es pas observatrice, Pâquerette! Si tu avais pris le temps de regarder de près, de très près, la feuille que tu viens de tamponner, tu aurais vu, sur les bords, de minuscules traces de griffes et de petites marques de dents (petites, mais aiguisées, les quenottes!) Bon... Tu n'as rien vu. Allons, prend la demande suivante (venant d'une belle libraire qui souhaite agrandir son magasin), et travaille, l'âme en paix. (Elle me trouble de plus en plus, mon héroïne...).

Trois mois ont passé. Les travaux de la nouvelle poissonnerie sont presque terminés, l'inauguration est prévue dans deux jours. De l'autre côté de la rue, en face, il y a une belle maison. Dans le jardin, vautrée sur les dalles toutes chaudes de soleil, la chatte du lieu, Mélusine, ronronne avec la satisfaction du devoir accompli. Bientôt, elle aura la récompense de son action efficace.

Mélusine ne regrette pas ces dix nuits au cours desquelles, par un chemin connu de la seule gent féline, elle se glissait, adroite et silencieuse, dans le bureau 123 pour faire avancer la Cause qui lui tenait à coeur!

La persévérance est l'apanage des chats.

                                                                    Edouard HUCKENDUBLER