Où vont nos rêves ?

            Mon papy ressemble à un vieux tronc sinueux, qui a oublié de pousser droit. Voûté mais vigoureux. Ses branchages portent leurs fruits lourds, un kilo d'oranges à bout de bras et deux litres de lait dans l'autre, c'est son régime quotidien. Retraité de l'armée, de l'usine, du commerce, du syndicat, et bientôt de la vie, il a décidé à 80 ans de donner un nouveau cap à son existence.

Il s'est auto proclamé super emmerdeur du monde. Plus rien ne l'arrête, il s'en fiche.

L'autre jour par exemple, nous étions à la boulangerie. Il passe sa commande de pain, une boule tranchée comme d'habitude. Et il commence à parler. A poser des questions.

« Alors madame la boulangère comment ça va aujourd'hui ? (…) Votre fille elle prépare la rentrée ? (…) Oh la la qu'est ce qu'elle est mignonne, elle va apprendre à lire cette année ? Ah bah tenez j'ai ramené ce livre de coloriage pour elle (…). On m'a raconté une blague, elle va vous faire bien rire ! (…).

Derrière lui, la queue se tassait de plus en plus, et grognait de plus en plus fort. La boulangère tentait à la fois, de servir les autres, d'écouter mon grand père, de me regarder avec l'air entendu du « s'il vous plaît, faites quelque chose », et de stopper sa logorrhée par des « hum hum » et des « on se voit demain monsieur Alphonse ! » … Après dix bonnes minutes, il se détourna enfin, et lança à la cantonade : « On est pas si pressé pour aller au cimetière, n'est ce pas ? ».

Une autre fois, nous déjeunions en famille, et oncle Paul, qui travaille dans une banque, nous expliquait les meilleurs placements en assurance vie, plan épargne logement, plan action, pour le jour où nous serions dépositaires « des moissons du passé ». Mon grand père émit alors cette opinion : « ça c'est vraiment une occupation de rêve petit ». Opinion dont se piqua mon oncle. S'ensuivit une longue querelle, qui prit fin sur « vieux shmock désargenté » et « jeune paon dystopique » .

Je crois que la fois où j'ai été la plus fière de mon grand père fut celle, où, nous promenant dans un parc, nous vîmes une dame ayant eu recours à la chirurgie pour se soustraire au Temps. « Tiens, ça sent le plastique et la peur par ici ». La femme le fusilla du regard, et lui répondit en substance que, elle, ne voulait pas ressembler à un vieux parchemin aigri. Il posa son doigt sur ses rides au coin des yeux : « Ça, c'est quand j'ai rencontré la femme de mes rêves, qui est là, posée sur mon bras. Ça, ce sont mes rêves de célébrité et de gloire que j'ai réalisés à chaque fois que j'ai fait sourire quelqu'un » dit-il en désignant les profonds sillons de ses lèvres et de ses joues. « Et ça ce sont tous mes cauchemars », il pointait les plis de son front. « Celui qui ne porte pas de trace, n'a rien vécu, n'a rien imaginé ».

Plus tard, je veux être comme mon grand père.