Petit et grand lever
Robert Arnaud Gauvain
Petit et Grand Lever
Quand je m’éveille, je prolonge le plaisir de rester sous la couette, en hommage à mes rêves de grandeur. Dans mon lit, rien que je n’ai choisi ne peut m’arriver, je trône dans les draps, et je suis immense, l’instant d’après minuscule, à peine dérangé par quelques voitures ou oiseaux trop bruyants, j’y resterais des lunes entières. Nonobstant de savourer la paresse, le plus important de cette station couchée, de cet état de demi-veille, de cet engourdissement volontaire, c’est que personne, non, personne, ne me casse les pieds.
Se lever, déjà dix heures, et alors ? Encore en vacances, lever remis à plus tard.
Deuxième tentative, regardons les choses en face, et justement, ce que me renvoie la glace ne me motive pas à l’allégresse. Je connais cette expression renfrognée du matin depuis trop longtemps et bien malgré moi, je ne m’en lasse pas. Mal rasé, la flemme, le ferai ce soir, penser à faire diminuer le bidon avant qu’il devienne bibendum, téléphoner à Machine... le programme est peu réjouissant, finalement, je me recouche. Rideau.
Troisième acte, il est treize heures et ça fait donc douze heures que mon interrupteur est sur veille, allez, il suffit. Rebonjour moi dans la glace, cette fois l’eau froide me fouette les sens.
C’est parti.
Installons-nous dans le carrousel, prenez votre ticket, roulez petits bolides, foncez sur la corniche du grand vide existentiel de ce nouveau siècle, c’est parti pour le grand show du commun, du déjà-vu et du banal. La Grande Roue de l’infortune entre dans la danse, l’attraction se met en branle: ça commence à tourner! Le rythme de rotation est égal à lui même, mou, somnolent, et un peu vomitoire, mais c’est la grande ellipse de la vie!
Tous en scène ! Les douze puis les trois coups assenés, le jeu démarre. Pour sept milliards de participants, on en rappelle les deux grands principes: rester en vie et faire que le jour présent soit meilleur que le précédent. Un bien difficile challenge que vont tenter de relever tous nos sympathiques candidats, on rappelle qu’il y a un superbe prix à gagner : le passage de mouton à celui de loup.
Comme tous les jours, je tenterai de bêler plus fort pour me faire entendre, mais sans grande conviction, je sais que je ne pourrais jamais gagner. J’ai un tel retard dans la compétition, que je suis à la limite du hors-jeu. En effet, malgré un entraînement quotidien et des écarts de pensées, j’ai la malchance de ne réfléchir le plus souvent qu’avec mon cerveau, ce qui me désavantage énormément sur l’immense majorité de mes semblables, qui ont la supérieure faculté d’être capable de penser avec n’importe quoi, les bienheureux. Des exemples? Des exemples:
Cela va sans doute terriblement vous surprendre mais je n’arrive que très rarement à penser avec mon portefeuille, mon sexe, mon chanteur adulé, mon jeu vidéo préféré, ma marque de sportswear adorée, mon pipoliticien élu ou mon présentateur télé favori, comme sait si bien le faire la multitude infinie de gens si doués pour cela. J’ai dénombré chez les plus doués une vingtaine d’organes de réflexion se substituant à tout moment au cerveau. En face de tels génies, j’en arrive à envisager l’impossible, l’aboutissement le plus fou de l’évolution : ne plus avoir de cerveau. Je sais, j’exagère sans doute, mais cette faculté de parvenir à une totale inutilité des deux hémisphères me fait espérer des lendemains qui chantent pour toute l’Humanité. Mais ce sentiment est terni par mon incapacité d’ en faire de même...
Malgré tout je me rends compte qu’il m’arrive par instants de me servir d’autre chose pour avoir des idées que cette masse spongieuse, mais ces moments sont trop brefs. Et quand je redescends de cet état inhabituel, quelle dépression s’empare alors de moi au souvenir de cette trop courte victoire sur mon cortex!
Je deviens alors malade de jalousie pour ces talentueuses personnes, pour qui tout désagrément situé dans la boîte crânienne, qu’il soit psychologique, physiologique ou intellectuel, est guéri promptement par l’aspirine. Quand je pense à tous les tourments que j’ endure pour soigner mes méchantes douleurs et mes mauvaises idées ! Et parfois sans aucun résultat, avec des sombres pensées qui persistent et s’incrustent comme des tâches d’incompétence sur mon blanc esprit... En ces instants de désespérance, je me découvre comme le dernier baluchithérium devant la première souris... dépassé par le Darwinisme, je m’ envisage comme une espèce menacée, la folie paranoïaque me guette et je me sens épié par quelque aventurier paléontologue désireux de m’empailler dans son musée, ou pire un foutreux forain prêt à m‘encager dans son cirque des monstres. Finir comme fossile, montré du doigt par un prof de sciences à des adolescents blasés et somnolents ou comme bête de foire sous les quolibets des enfants et les insultes des parents, voilà ce qui m’ attend si je ne m’ améliore pas !
Mais, mais, mais… Si seulement des zoologistes sensibles à ma détresse projetaient de me préserver dans un parc animalier… Espèce en voie d‘extinction, je serais l‘objet de toutes leurs attentions, on me bichonnerait, m’ entretiendrait avec amour, ma nourriture serait sélectionnée avec soin, mon environnement et mon cadre de vie optimisés pour mon épanouissement. Je serais enfin dégagé de toutes les contraintes matérielles, plus de travail, de loyer, de factures, de vendeurs, de presse people, de majors du disque, d’automobilistes, etc. Je serais nourri, blanchi, logé et probablement baisé, car on mettrait sûrement en place un programme de reproduction en captivité, on me présenterait tout un panel de femelles sélectionnées parmi de bonnes gagneuses, pardon, de bonnes reproductrices et je pourrais choisir ma perle rare pour m’y accoupler. Enfin une perspective d’avenir réalisable !
Mais, mais, mais… faut pas rêver, hein… arrêtons de divaguer et recommençons à ressasser la solitude qui est la mienne dans ce dernier wagon délabré, en queue du train de l’esprit qu’occupent les humbles qui n’ont qu’un cerveau pour penser.
Ceux pour qui j’ai le plus d’admiration et de haine envieuse, ce sont les Modestes.
Les Modestes sont ceux qui, ignorant leurs capacités, restent sincèrement convaincus de se servir encore de leurs neurones pour émettre des raisonnements, alors que, dès qu’ils professent une idée, je m’aperçois qu’au contraire, ils sont passés maître dans l’art de la mise en sommeil de l’encéphale, et le tout sans même en être conscients. A leur niveau, on peut même parler de Don. Ils deviennent d’ ailleurs de plus en plus nombreux chaque jour et dictent leur intelligence au monde.
La seule chose qui me chagrine avec les Modestes, c’ est leur sadisme innocent. Voilà des gens qui n’ ont pas conscience de leur grandeur et qui se croient autorisés à m’ inculquer dans divers médias des idées qu’ ils pensent faciles pour moi d’ assimiler. Mais cette compréhension, je ne l’atteints pas puisque je pense encore avec mon cerveau, c’ est trop dur pour ma petite pomme... Et le spectacle de toute cette masse de gens plus intelligents que moi arrivant sans difficulté à intérioriser ces pensées en les acceptant comme référents me désole. Pourquoi ne le puis-je? Que ne donnerai-je pas pour être comme tout à chacun, suis-je le seul attardé sur cette planète? Chaque fois que je vois un Modeste nous éduquer à la Bonne Pensée et à la Raison Vraie, dans un instrument de communication à la rigueur morale, la hauteur de vue et à l’ intelligence indiscutable comme par exemple la télévision, je souffre réellement de ne pouvoir être réceptif à son message, car il s’ adresse à une partie de mon corps autre que mon cerveau, avec laquelle je ne sais pas réfléchir !
Bien sûr, quelques très uniques fois, au prix d’ un effort exténuant, je comprends une fraction de son discours, parce que ce discours parle à certains de mes organes de réflexion alternatifs qui fonctionnent par intermittence au bon moment. Mais ce sont de brefs et rarissimes éclairs. Pour exemple, quand dans le poste TV, cette blonde animatrice aux yeux allumeurs, aux seins agressifs, aux hanches évocatrices et aux jambes sculpturales, m’ écrase de sa finesse d’ esprit en abordant des questions philosophiques essentielles ayant trait aux peines de cœur de la haute noblesse médiaticopolitique de l’ occident civilisé, il peut m’ arriver d’ être réceptif à la dialectique de son système de pensée, puisque parfois je bande. Mais cela se produit de moins en moins, il est même possible que je régresse. Ou juste que je me fasse vieux.
Ce qui est terrible, c’ est que le cerveau est devenu un organe de réflexion optionnel, et moi génétiquement je ne suis pas programmé pour cette avancée phénoménale de l’ intelligence.
Pour conclure, au risque de passer pour sentencieux, je voudrais demander à tous les esprits éclairés de ce monde, tous ces vecteurs d’ amélioration de la condition humaine que je subis bêtement sans comprendre, de prêter oreille aux obscurs, aux sans-grade de mon espèce, débordés par une humanité qui réfléchit trop vite et trop bien pour qu’ ils puissent la suivre.
Je pense sincèrement (mais peut-être est-ce encore avec mon cerveau) que le problème majeur de nos sociétés modernes est qu’ on accorde bien trop d’ importance à l’ intelligence au détriment de l’ apparence, non ?
La preuve en est faite tous les jours me semble-t-il.
fan aussi!
· Il y a presque 14 ans ·sabsab
Je ne raterais plus tes textes, si tu ne me les notifies pas, je les trouverais quand même. J'adore cette dérision et cette acidité et tout ce qu'il y a derrière les lignes.
· Il y a presque 14 ans ·brigitte--2
Excellent!
· Il y a presque 14 ans ·pointedenis
une lecture matinale qui me donne envie de me recoucher mais que mes papilles cérébrales ont savouré.
· Il y a presque 14 ans ·" use your brain.. the brain is located in your head :-) "
ristretto
Mon coup de coeur, encore , parce que brillante démonstration de notre société, anihilant l'humain ,et, pire, le mettant en doute sur ce qui me semble être, la porte de sortie d'un monde désuet de tout sens, absurde au possible (même si je ne renoncerais jamais...)Merci Robert.
· Il y a presque 14 ans ·leo
Pourquoi ne puis-je ? Parce que nous sommes nous, hors de la prise d'otage...préférant crever que d'être asservi au moule global...avec nos failles humaines, pour de vrai. Merci de ne plus dire "Pour conclure" parce que c'est le début d'une magnifique confession...Enfin le lit, déjà évoqué, a l'impression d'une redite même si l'approche est totalement différente...
· Il y a presque 14 ans ·leo
Je me suis régalée. Un euphémisme. Quel talent !
· Il y a presque 14 ans ·bibine-poivron