Peu de chose (part 2)
jones
J’ai quitté l’école après le certificat d’études et je suis allé à l’Ecole Normale, c’est comme ça qu’on appelait la formation des instituteurs à l’époque. Au bout de deux ans, je me suis retrouvé en poste dans une classe, devant des élèves, j’avais à peine 18 ans. J’ai passé mon permis et je suis allée bosser. Et puis, y’a eu ton père. C’était pas mon premier flirt mais c’était ma première histoire… et la dernière. Elle se marre. C’était un sacré danseur, ton père. C’est comme ça qu’il m’a séduite. J’aurais mieux fait de me casser les deux jambes ce jour là, tiens, si j’avais su ! Elle se marre à nouveau. Le rock, c’était ça qu’on écoutait et qu’on dansait. C’était à la mode. Chuck Berry, Jerry Lee Lewis ou des trucs plus rythm and blues. Ah, Otis Redding ! J’adorais et j’aime encore ceci dit. C’est toute ma jeunesse cette musique.
Enfin, bref, je suis tombée enceinte rapidement de ta sœur. Elle est née à G. J’étais enceinte à mon mariage. Ben, à l’époque, ça n’était pas bien vu et du coup, on ne pouvait pas faire autrement que de se marier. En plus, avec un Noir, c’était le pompon. Au début, dans ma famille, ça a fait des histoires. Houlà, tout un pataquès. Ton père et moi, on s’est installé à G. et c’est ma cousine Jeanine qui s’est occupée de ta sœur. Ton père bossait aux Douanes et moi, à l’école. Ça a été comme ça jusqu’à la retraite. On pouvait faire toute sa carrière dans la même boutique avant. Maintenant, c’est fini, faut changer de boulot constamment. Et puis, c’était plus facile d’entrer dans l’administration.
Ensuite, ton père a eu sa mutation et je l’ai suivi. Il avait demandé Le Havre parce c’était de là que partaient les bateaux pour les Antilles. Et c’est là que tu es né, tout comme ton autre sœur. On a habité dans les logements de fonction de la Douane. On bossait tous les deux et vous étiez en nourrice. Tout le monde faisait pareil à cette époque, y’a rien d’exceptionnel. J’ai d’abord travaillé dans l’école des Douanes et puis j’ai eu un poste dans une autre école, à George Sand et on s’est rapproché de mon boulot dans la cité HLM du quartier de l’Eure. C’était pas comme c’est devenu maintenant.
- Tu veux un autre café ?
- Ouais, merci.
Elle nous ressert tous les deux dans de grandes tasses blanches.
- J’en étais où ?
- La cité…
- Oui, c’est ça ! Non, ben c’est ça, elle était plus… comment dire ?? Plus accueillante. Y’avait des jeux pour les enfants, des bacs à sable, des tourniquets, des terrains vagues derrière les immeubles. Et puis, les gens se rendaient des services, on faisait les courses pour l’un, on gardait les enfants d’un autre. Tout le monde vivait là. C’était plus mélangé… je veux dire socialement. Y’avait le boulanger, le facteur, des ouvriers, des employés de banque. Les gens qu’on croisait au pied des immeubles, on les revoyait dans la journée, à la banque, à la sortie des usines, sur le port, en ville, partout. On n’avait pas l’impression d’être relégués. On était plutôt fier d’habiter là, on se connaissait tous un peu et y’avait une bonne ambiance. Les appartements étaient neufs et beaux, spacieux. C’était l’idéal pour une famille comme nous.
Et puis, l’été 68, j’ai pris un congé de convenance personnelle comme on disait dans l’Education Nationale et on a tenté l’aventure. On a pris le bateau tous les cinq et on a traversé l’Atlantique. Le paquebot s’appelait Antilles, le bien nommé et après trois semaines de traversée, on s’est installé au Vauclin, dans le nord de la Martinique. Vous avez fait votre rentrée scolaire là-bas, tous les trois.
On a essuyé un sacrée tempête pendant le voyage, tu ne t’en souviens surement pas mais c’était quelque chose. Je vous avais mis les gilets de sauvetage parce qu’on dit toujours qu’avant un naufrage les rats quittent le navire en premier et j’avais cru les entendre courir dans la coque.
Je ne dis rien mais je me rappelle très bien de ce passage.
Le Vauclin, c’était un tout petit village de pêcheurs sur le côté atlantique de l’île. La mer y est le plus souvent houleuse et ce n’est pas les flots bleus et transparents des Caraïbes, tu peux me croire. Bref, on est resté six mois et on est rentré. J’étais un peu la seule métro dans le coin et je ne me sentais pas bien loin de ma famille, de mes amis. Et puis la vie aux Antilles, du moins dans ce coin de l’ile, c’était pas de la tarte : pas de cinéma, pas de restos, pas de grands magasins. C’était un peu dur pour une femme blanche comme moi. Ça n’a jamais été mon genre de rester à la maison à faire le ménage et la popote. Ton père, lui, il avait envie de rester mais je ne lui ai pas trop laissé le choix. A nouveau, elle se marre. En tout cas, il était fier quand vous rentriez de l’école et qu’il vous entendait parler en créole avec les enfants du village.
- Mais tu prends tout en notes ! Tu vas écrire tout ça ?
- Je ne sais pas encore ce que je vais en faire.
- Je ne comprends pas bien pourquoi tu écris tout ça. M’enfin, c’est ton affaire !
- Je ne sais pas trop moi-même !
Le téléphone a sonné et elle s’est levée pour aller répondre. Je suis resté seul dans la pièce, mon café froid et les larmes aux yeux.
Plus tard, j’ai écrit un petit texte que je ne lui jamais envoyé pour répondre à sa question.
J’écris pour boucler la boucle. J’écris quelque chose qui habite la parole des autres, s’installe dans le réel et occupe mon esprit, l’envahit. Je dois alors l’écrire pour le libérer, le rendre.
J’écris entre une mère bavarde et un père silencieux. Entre ton orthographe et ta grammaire, entre ses formules toutes faites, ses phrases surannées à lui qui lui servent de paravent. J’écris dans ce petit espace, j’écris pour le relier entre vous. J’écris pour me relire en vous, j’écris pour repriser l’histoire. J’écris enfin et pour toujours.
A bientôt.
D'une grande sensibilité.
· Il y a presque 11 ans ·Marion B
Tu n'imagines pas, Jones, à quel point ce récit m'émeut profondément... Un grand, grand merci. Je suis remuée. Heureuse, vraiment heureuse de te connaître enfin.
· Il y a plus de 13 ans ·Gisèle Prevoteau
Une belle émotion que de te connaître au travers de mots de ta maman, j'aime beaucoup ce que tu nous confie là avec beaucoup de tendresse. Merci pour ce très beau cadeau.
· Il y a plus de 13 ans ·leo
Moi aussi, j'ai adoré Otis, et pourtant je ne suis pas une antiquité, enfin je ne crois pas, et puis 68, tu es un bébé, Jones mais tu écris comme un grand. Je plaisante, j'aime bien ta tranche de vie, et tu nous fais vivre ceci avec beaucoup d'affect, sans que ce soit flagrant. Enfin je ne sais pas, par delà le fait que cette histoire me parle, il y a ton écriture, elle est belle ton écriture Jones
· Il y a plus de 13 ans ·Jacques Lagrois
Belle tranche.
· Il y a plus de 13 ans ·Elle est née à G.!
yl5
J’écris pour me relire en vous, j’écris pour repriser l’histoire. J’écris enfin et pour toujours.
· Il y a plus de 13 ans ·continue Jones !
(et là . encore la mer, les ports .. :-) )
ristretto
Texte poignant.
· Il y a plus de 13 ans ·Marcel Alalof