Pierre angulaire

petisaintleu

Suite de "Les jeux de Môt", d'après une libre interprétation d'une œuvre de Gregory Thielker. En collaboration avec Ade.

Il m'a fallu des années avant d'approcher les pages aventureuses d'un Cervantès ou amoureuses d'un Albert Cohen. Aborder un scribouillard inédit n'était pas chose innée. Mais le livre de Jean Bonnoy revêtait une telle attractivité que je ressentis le besoin de me replonger dans ses lignes. Puis, qu'aurai-je pu faire d'autre en ce soir de novembre, si ce n'est regarder la pluie tomber sur le village de la fenêtre de ma chambre ? Je pris ma valise pour en sortir l'ouvrage. En le retirant d'un sachet en plastique, un parfum de cuir m'enivra. Je l'observai longuement. Je n'avais pas remarqué, hormis l'évidente qualité des peintures sur les tranches, à quel point il avait été travaillé. Je me focalisai sur le papier vergé. D'instinct, sa transparence me parut trop louche pour ne pas renfermer quelques secrets.

Les histoires regorgeant d'énigmes n'ont jamais fait partie de mon univers. Je n'en étais qu'aux trucs et astuces découverts gamin dans Pif Gadget. D'une finesse laborieuse, j'aime les choses qui ont un sens terrien. Je tentais de déceler l'arcane des pages en portant la flamme de mon briquet devant les feuilles au risque d'incendier l'hôtel. Rien. Rien que les caractères d'imprimerie déformés par la lueur transformant la pièce en un antre inquiétant d'ombres chinoises qui voletaient au rythme des gouttes s'écrasant en escadrille sur les vitres. Il ne me restait qu'à reprendre la lecture, dans l'espoir que se révèlent des sens cachés qui feraient de moi le pionnier d'une connaissance oubliée.

À trois heures du matin, je n'avais parcouru que quelques chapitres. Jean, au fil des mots, abordait une philosophie étudiée par le biais d'un bouquin offert par un colporteur. Tout cela me paraissait abscons. J'avais vaguement compris qu'il y était question de l'âme telle que l'abordait Aristote avec toutefois une différence fondamentale. Là où le Stagirite affirmait que seuls les êtres sensibles, en mesure de s'alimenter et de se régénérer sont dotés d'une substance pensante, Jean certifiait, s'appuyant sur les récentes avancées de la chimie, que les minéraux eux-mêmes possédaient une forme d'intelligence. Des entrailles de la Terre et de ses pressions incommensurables surgit le diamant. Les massifs se nourrissent du vent et s'érodent pour donner naissance aux loess fertiles. Et que dire du gneiss, issu de l'union métamorphique du quartz et du mica ? Selon lui, nous apprendrions d'ici peu que le lessivement des sols, les éruptions volcaniques ou les étranges roches arrondies du mont Chenaillet étaient le fruit d'un entendement qui nous avait jusque-là échappé, au même titre que l'électricité était entrée en lumière par les récents travaux d'Ampère et de Faraday.

La fatigue s'empara de moi. Avant de refermer le livre, je m'attardai sur la page de garde qui reprenait un verset de la Bible selon Saint Matthieu : « Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église, et que les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle ». Je réalisai alors que l'auteur détenait des mystères à la lisière de croyances immémoriales, d'ésotérisme et de christianisme.

Je me dirigeai vers la salle de bain pour procéder à une ablution propre à me rafraîchir l'esprit. Alors que je posais le livre sur une étagère, il perdit l'équilibre, fit une pirouette et termina sa course dans le lavabo. Fort heureusement, seule la quatrième de couverture prit l'eau. En le retirant, je vis que la vasque revêtait un aspect phosphorescent. Une pierre, de la taille d'un ongle, y reposait. Je la saisis et sentis une telle chaleur que je perdis connaissance. Ma vision du monde s'en retrouva transformée à jamais.

Je fus réveillé par la sonnerie de mon téléphone à huit heures. Reposant sur le carrelage, la tête appuyée sur le bidet, la gemme dans ma paume droite. Curieux endroit pour un retour sur le plancher des vaches. Pendant cinq heures, je m'étais transporté des landes qui bordent Douan vers les côtes où Ulysse rencontra les Lothophages. J'entamai un sidérant voyage dont l'ingestion de plantes anesthésiantes ne parvint pas à me faire occulter la pétrifiante impression de me retrouver à des ères vides de toute vie bien que je n'eusse pas la sensation d'être seul.

Je partis au rendez vous. Au dolmen, je ne rencontrai âme qui vive. Des canettes de bière jonchaient le sol, preuve que l'ésotérisme n'est pas hermétique aux bacchanales. Pas un soupçon de nuage à l'horizon, juste un pâle rayon de soleil, qui fut caché par une ombre. Il était là, m'observant.

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