Polarités (Partie 3)

merielle

Elle était au sol, mais à moins d’un mètre et c’était une femme. Une jeune femme à la cheville foulée, fêlée ou foutue, si je comprenais bien ses lallations. Je la rassurai en lui parlant et tentai de m’approcher d’elle. Les bras tendus devant moi, le corps vers l’avant, je finis par buter contre sa jambe, ce qui lui arracha un nouveau cri de douleur. Son buste penché sur sa jambe, ses mains tenaient sa cheville gauche. Je les ôtais, les retenant quelques secondes dans les miennes. Elles étaient petites, douces et très certainement manucurées. Je lui demandai de me faire confiance, qu’elle tente de se détendre dans la mesure du possible et surtout de me laisser faire. Ceci bien sûr, puisque je comptais l’examiner bêtement dans le noir, sans aucune notion médicale. Bon, il est vrai que même dans le noir sans avoir fait médecine, la situation était éloquente au toucher.

Sa cheville douloureuse se distinguait très nettement de l’autre. Elle s’offrait ronde comme une balle de tennis, avec sur le côté extérieur, un bout plutôt pointu et dur qui pouvait bien s’apparenter à un os. Ses ongles s’enfoncèrent dans mon bras et je me prononçai immédiatement sur mon diagnostic. « Votre cheville est fracturée ! ». Cette phrase résonna avec l’assurance du héros qui connaît la solution au problème. Mais j’étais tétanisé. Je réalisai, les mains sur ces chairs déchirées, que le froid avait disparu, que mon auriculaire me faisait mal, que j’avais chaud, que j’avais perdu la lampe, que l’odeur pestilentielle me donnait mal au crâne et que je n’avais même pas les bases des premiers secours.

La jeune femme confirma le diagnostic par un râle animal accompagné de ses ongles acérés. Je fouillai le sac et trouvai ma petite trousse à pharmacie. Au moins je ne l’avais pas oubliée. Comment avais-je pu être si prévoyant dans mes préparatifs ? Tout cela pour entrer dans l’appartement ? Pensant à la situation, je désinfectai la plaie avec de l’alcool ou un flacon pour les bains de bouche (ses cris ne me renseignèrent pas sur une possible erreur). Je tentai d’appliquer un bandage avec ma brosse à dent en guise d’atèle, elle perdit connaissance.

C’est donc, cette inconnue sur le dos, mon sac sur le sien et les yeux écarquillés dans le noir, que j’essayai de trouver un chemin dans cette boue infecte, une hypothétique sortie. A maintes reprises, elle reprit conscience. Mais ses mots vaguement articulés se diluaient dans un flux de douleur.

Elle s’appelait Marine et habitait un studio au septième étage. Vu que nous ne nous étions jamais croisés, je présumai qu’il s’agissait du supposé belliqueux mélomane du septième. Je m’efforçais de ne pas m’écrouler sous le poids de la charge. Marine n’était certes pas très grande et relativement légère, mais le sac bien rempli se jouait en plus de mes forces. Je regrettai le sport banni dès mon adolescence. Pour mes bras un peu frêles, c’était un véritable supplice et mon dos n’existait plus. Entre deux gémissements, Marine tenta de m’expliquer son périple.

Réveillée dans la nuit, vers trois heures, par un bruit étrange, elle s’est levée pour découvrir un trou immense au centre de l’un des murs de son studio. Un trou qui s’ouvrait sur une obscurité muette. Au loin une lumière jaunâtre vacillait. Intriguée, elle s’est penchée dans l’ouverture pour essayer de comprendre. Je me dis que comprendre quand on devrait juste avoir peur, c’était bien trop humain. C’est donc en se penchant naïvement, qu’une force mystérieuse l’avait happée.

Une première chute en apesanteur dans le noir complet. Puis sous ses pieds, la lumière du jour qui apparaît, avant qu’enfin elle atterrisse délicatement sur une pelouse rouge, dans une pièce ensoleillée, avec quatre murs couverts d’un feuillage brun. Tout autour d’elle, émergeant de la pelouse, des fleurs aux bulbes jaunes énormes se répandaient ci et là, plantées sur des tiges de plus de cinquante centimètres. Bien que perplexe devant ce paysage, Marine s’approcha des fleurs pour les toucher. A peine eut-elle tendu la main vers l’un des bulbes, qu’il s’ouvrit. Et une langue rosâtre couverte de bave en sortit, se déroulant tranquillement, avant de dévoiler des dents toutes pointues disposées en auréole. Marine constata alors que tous les autres bulbes lui offraient leur plus beau sourire et hurla. Tout en courant dans tous les sens pour éviter les morsures, dans la panique elle vit s’ouvrir une porte dans l’un des murs et s’y engouffra sans réfléchir…

Là, je dus l’interrompre, car je ne sentais  plus mon corps. Je lui proposai de faire une halte. Ici le sol semblait plus dur, bien que je n’eusse aucune idée de notre position.

Je tentai d’aider Marine à descendre du mieux que je pus et m’étirai longuement une fois qu’elle fut assise. J’avais mal au crâne et la faim tordait mon estomac comme pour l’essorer. Marine aussi avait faim et très soif. Je lui proposai donc d’ouvrir une boîte de thon et de la partager, sans omettre de boire une bonne tasse de thé. Bien sûr elle acquiesça.

Le sol était effectivement dur, mais pas régulier. Des sortes de carrés bombés le parsemaient, séparés par de légers sillons. Je me mis en quête de notre petit déjeuner, en pensant réexaminer cette particularité, une fois restaurés.

En fait de thé, nous bûmes du café et en guise de thon ce furent des sardines. Mais nous étions trop heureux d’avoir quelque chose à nous mettre dans le ventre pour nous en plaindre. Durant le frugal repas, Marine poursuivit son récit.

Passée la porte elle s’est de nouveau retrouvée en apesanteur, le temps d’une chute beaucoup plus longue que la précédente. Tout au long de la descente, elle a senti des mains la toucher, entendu des voix murmurer. Pour se protéger de ce qu’elle ne pouvait identifier, elle s’est recroquevillée. Idée pertinente, car peu à peu, sous ses pieds, un froid glacial s’engouffra. N’ayant sur le dos qu’un tee-shirt et un short, elle grelottait. Doucement, posée sur un sol enneigé, en quelques minutes elle se retrouva en hypothermie. Toutefois, avant de perdre connaissance, elle cru voir une énorme bête poilue se diriger vers elle. Une bête qui l’avait apparemment protégée, puisqu’elle s’était réveillée dans un magma de poils doux et chauds, avant d’être projetée, telle une boule de bowling, sur le toboggan que j’avais moi-même emprunté. Un Yéti. Marine avait croisé un Yéti ? Je ne pouvais même pas lui dire qu’elle délirait j’en avais vu les pieds. Si c’était bien ses pieds… Si je comprenais bien, plus haut, dans les étages, d’autres phénomènes s’étaient produits. Mon appartement était finalement resté à peu près intact. Et dehors est-ce que tout était normal ? 

  • Merci merci merci, je suis profondément touchée

    · Il y a environ 13 ans ·
    Alice orig

    merielle

  • Cool, ça ressemble à du David Lynch quand les choses les plus banales et quotidiennes (l'appart, les voisins)recèlent des monstres cachés ou des paysages surréalistes. Et surtout le héros ne se départit jamais d'une certaine bonhomie. Ni super-héros, ni méga-winner, c'est un peu un monsieur tout le monde qui se retrouve balancé dans un autre monde. A tout à l'heure...

    · Il y a environ 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • Je me régale... de sardines pour monter ma tente... mais c'est un peu gluant ! Beurk ! J'adore.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Img 0789 orig

    Gisèle Prevoteau

  • c'est vraiment fantastique !!! <3

    · Il y a environ 13 ans ·
    Iphone 19novembre2011 013 orig

    Manou Damaye

  • Merci d'accompagner cette histoire. Vous me faîtes rire et j'adore ça.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Alice orig

    merielle

  • Il faut parfois des cataclysmes pour faire connaissance avec ses voisins ! je commence à entrevoir où cette histoire nous mène (may be ?) sur les pas de nos monstres intérieurs et attendant la suite...

    · Il y a environ 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Comme Lapoisse, me suis même demandé si c'est cela qui avait fait s'évanouir Marine :-) J'aime beaucoup, c'est flippant, complêtement fou et pourtant je suis vraiment plongé dedans ! J'en redemande encore et encore ! Tu mènes ce récit d'une main de maître, dans une moufle certes mais d'une main de maître !

    · Il y a environ 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • C'est malin! Je m'étais équipée comme pour une expédition au pôle nord (avec essai préalable dans mon congélo) et toi tu nous embarques en équateur sans prévenir!
    Et pour dehors, on s'habille comment? Faut des palmes et un tuba?

    · Il y a environ 13 ans ·
    Arbre orig

    pointedenis

  • Ma br... en guise d'atèle, t'es dingue Mérielle, j'adore! :) Super, me régale!

    · Il y a environ 13 ans ·
    Mn 35 orig

    lapoisse

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